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Noëlle Roger
(Hélène Dufour)

DOCTEUR GERMAINE

2025 (1904)

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Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE.. 4

I 4

II 12

III 16

IV.. 20

V.. 24

VI 26

VII 28

VIII 33

IX.. 39

X.. 45

XI 49

XII 54

XIII 63

XIV.. 78

XV.. 86

XVI 90

XVII 93

XVIII 96

XIX.. 102

DEUXIÈME PARTIE.. 106

I 106

II 112

III 119

IV.. 126

V.. 135

VI 140

VII 144

VIII 158

IX.. 166

X.. 173

XI 180

XII 186

TROISIÈME PARTIE.. 197

I 197

II 207

III 212

IV.. 222

V.. 231

VI 236

VII 245

VIII 249

IX.. 253

Ce livre numérique. 259

 

PREMIÈRE PARTIE 5r256s

I 29u5p

— Bon courage ! dit le docteur Germaine à la femme qu’elle venait d’examiner. Il ne faut pas se laisser abattre. Allons, adieu ! Et revenez jeudi.

Une des infirmières ouvrit la porte et la malade sortit.

Le docteur Germaine, assise devant une petite table en sapin égayée par un bouquet de bruyères, inscrivit quelques mots dans un registre. Elle releva la tête et, rencontrant le regard interrogateur de la plus âgée des infirmières, haussa doucement les épaules. Miss Cox aperçut ses yeux pleins de larmes. Elle traitait le docteur Germaine avec infiniment de respect aux consultations et dans les salles d’hôpital. Mais lorsque d’aventure, pendant une heure de liberté, elles causaient au coin du feu, la vieille femme devenait maternelle envers la jeune fille.

— Docteur, nous qui vous croyions habituée, après trois ans de Black Town !

— Est-ce qu’on s’habitue jamais ? murmura le docteur Germaine.

Et, se redressant, elle donna un brusque coup de timbre.

— Combien de malades encore, nurse Édith ? demanda-t-elle à la jeune fille qui se présenta aussitôt, fraîche dans son grand tablier de toile que maculaient des taches de sang.

— Une vingtaine environ, docteur White.

Depuis le matin, dans la salle étouffée de la mission médicale, le défilé lugubre ne s’interrompait plus. Des femmes, des enfants, des jeunes filles, venaient tour à tour étaler sur le lit d’examen leurs plaies et leur saleté. Les habitants de ce misérable faubourg de l’East-End appréciaient fort ces consultations qui ne coûtaient que deux sous et où ils recevaient en don tous les médicaments.

— Laissez-moi voir, Édith, dit le docteur Germaine.

Elle se leva et marcha rapidement à la salle d’attente.

Les malades se pressaient là, depuis des heures, alignés sur les bancs de sapin. Des enfants jouaient. D’autres demeuraient immobiles, mornes, les yeux devenus fixes à force de souf. Beaucoup de mères avaient apporté leurs nourrissons qui pleuraient, énervés par l’atmosphère lourde. Elles n’essayaient même pas de les calmer, trop lasses ou trop indifférentes. Des femmes causaient à demi-voix, décrivant leurs maux, montrant leurs plaies ; l’une d’elles écarta ses haillons, et sa poitrine apparut, avec ses clavicules qui saillaient.

Le regard de Germaine parcourut les rangs. Une jeune fille blême, à l’écart, défaillait.

— Jane, venez tout de suite.

Puis, se tournant vers la lugubre assistance :

— Je vous demande pardon de faire un e-droit, dit-elle avec son ravissant sourire. Vous ne m’en voulez pas ?

Édith s’empara de sa protégée et le docteur disparut, tandis qu’un murmure d’affection courait parmi les misérables créatures.

— Ah ! notre docteur Germaine, notre docteur Germaine ! comme si on pouvait lui en vouloir !

La fille se tenait debout devant Germaine. Le plein jour tombait sur ce visage marbré de taches grises.

— Allons, voyons, Jane, cela ne va donc pas ? demanda le docteur avec cet accent de brusquerie tendre qui cachait si bien son émotion.

Jane baissa la tête et des sanglots déchirèrent sa poitrine creuse.

Germaine la grondait doucement.

— Soyez sage. Comment voulez-vous que je vous examine ? Là, voyons, c’est fini. Embrassez-moi.

Elle la fit étendre sur le lit et l’ausculta minutieusement.

— Vous n’allez pas moins bien, Jane, dit-elle de sa voix encourageante. Seulement… il vaudra mieux venir à l’hôpital pour que nous puissions vous guérir.

Une épouvante dilata les yeux de la jeune fille.

— Non, non, je ne veux pas.

— Vous ne voulez pas ? Mais quand on vous aura débarrassée de ce vilain mal, vous serez comme avant… tout à fait.

Les sanglots recommencèrent.

Germaine poursuivit :

— Ça n’est pas gentil, savez-vous, de pleurer quand je vous demande de venir auprès de moi. Je vous verrai tous les jours deux fois, là-bas. Et vous aurez un lit rouge, une chambre gaie, des fleurs.

Les sanglots s’apaisaient, calmés par la voix caressante.

— Vous viendrez cet après-midi, n’est-ce pas ? Prévenez votre mère. Et ce soir, j’irai vous dire bonsoir avant que vous ne vous endormiez. Ah ! voilà une bonne fille ! elle sourit.

La misérable figure s’éclairait. Était-ce la perspective du lit propre, de la chambre fleurie ? Jane fit un geste de soumission et Germaine, affectueusement, la congédia.

Le timbre retentit.

— Édith, une autre.

Le long après-midi de mai finissait lorsque Germaine quitta la mission médicale.

Elle prit sa bicyclette, et, se sentant fatiguée, la tête douloureuse, alla sur le pont de la Lea respirer l’air des docks.

En elle chantait la satisfaction d’une journée de dur travail, employée tout entière à l’œuvre de soulagement, l’allégresse de l’être jeune, fort, qui gagne l’indépendance en accomplissant sa vocation.

Néanmoins une tristesse l’oppressait.

— Que de misère… que de misère ! Elle écrase…

Elle repensa au mot de la vieille infirmière.

— S’habituer !… comme si l’on pouvait s’habituer…

Le soleil avait disparu. Le ciel reflétait sa pourpre dans l’eau immobile de la Lea. Au-dessus des chantiers, les mâts, jusqu’à l’horizon, enchevêtraient leurs cordages. Les cheminées de steamers et les cheminées d’usines se succédaient. De longues écharpes grises encombraient l’atmosphère. Une brume s’épaississait, cachant l’immensité de Londres.

Germaine regarda s’éloigner les transports de houille. Ils glissaient sur l’eau comme de mouvants châteaux noirs. Les ouvriers, par groupes rapides, envahissaient les quais ; sur le pont, les petites faiseuses d’allumettes se faufilaient, sans chapeaux, avec leurs franges de cheveux cachant leurs sourcils, leurs grands tabliers et leurs airs effrontés d’ouvrières londoniennes. Toute cette vie de labeur ait, emportée dans un dernier effort avant l’heure de repos.

Germaine les regardait. Son travail, surmontant les obstacles et les difficultés, lui avait conquis le droit de soulager un peu ces misérables que détruit la vie trop dure. Il lui sembla entendre battre en ses artères le cœur de la grande ville.

Le ciel pâlissait et les ombres devenaient plus noires sur la Lea morne.

Tout d’un coup la jeune fille sentit se cre en elle un vide que Londres, avec ses douleurs, ne parvenait pas à combler. Et elle écouta sangloter une voix qu’elle avait bâillonnée durant son adolescence, ses années d’étude, d’internat et de pratique à la colonie sociale de Black Town.

C’était une peine ardente et incompréhensible, un désir fou de tendresse, le besoin d’enfouir son visage dans des bras caressants, de communiquer sa ion de sympathie et toutes ces soufs des autres qu’elle portait. Une sensation d’isolement l’enveloppait avec le crépuscule : la femme se redressait en elle, inapaisée.

— Non, non, murmura la jeune fille, pas cela !

Elle s’élança sur sa bicyclette et fit résonner la sonnerie le long de la descente. Puis elle remonta la grande rue, dans le crépuscule qui tombait toujours plus vite.

— Bonsoir, docteur White !

Germaine reconnut miss Loughton, la directrice de la colonie sociale, une femme d’âge mûr, qui, depuis dix ans, vivait au fond de l’East End, se consacrant aux femmes et aux filles d’ouvriers. Germaine lui vouait un culte, tant elle irait sa supériorité intellectuelle, son dévouement, le rayonnement de vie qu’elle transmettait à ses résidentes.

— Ah ! que je suis contente de vous rencontrer ! exclama Germaine, qui avait sauté de sa machine et saisissait la main de son amie.

— Entrez un instant à la résidence, docteur. J’ai à vous parler d’une pauvre femme. Voilà plusieurs jours que je ne vous ai vue.

— L’hôpital est plein, expliqua Germaine. Cet après-midi j’ai dû ettre un cas urgent. Et je vais faire dresser un lit dans ma chambre.

— Ma pauvre enfant, quel embarras ! Vous avez un tel besoin de vos nuits.

— Ce ne sera pas pour longtemps, je crois, dit brusquement Germaine.

— Un cas grave ?

— Un cas désespéré, miss Loughton.

Elles arrivaient devant les deux cottages en briques roses, tout semblables à ceux des ouvriers.

Miss Loughton introduisit sa visiteuse dans son petit salon particulier, la fit étendre sur la chaise longue et s’approcha de la lampe.

— Oh ! je vous en prie, n’allumez pas ! s’écria Germaine. J’aime tant ce moment incertain. Et… les yeux me font mal. Parlez-moi de cette femme.

Une demi-heure plus tard, Germaine se leva et embrassa son amie. Cependant elle ne partait pas, immobile devant le cadre vaguement clair encore de la fenêtre.

— Miss Loughton ?…

Sa voix était changée, hésitante, anxieuse.

— Mon enfant ?

— N’est-ce pas, demanda Germaine soudainement timide et cherchant ses mots, n’est-ce pas, miss Loughton, que l’on ne peut ressentir aucun vide lorsqu’on est brûlé du désir de réparer un peu l’injustice ?…

Miss Loughton l’attira près d’elle et baisa le visage qui l’implorait. Jamais le docteur White ne lui avait parlé ainsi.

— Du vide, redit-elle doucement, non, jamais, aucun vide. Seulement l’impérieux besoin de donner toutes ses pensées, toutes ses forces, tout l’amour de son âme aux misérables souffrants. Oh ! ils la remplissent entièrement, jusque dans ses profondeurs les plus secrètes, et ils l’élargissent à l’infini, et cet amour crie en vous jour et nuit.

Germaine lui pressait les mains.

— Merci, merci, murmurait-elle.

Et elle s’enfuit.

II 3m1tp

— Demain, Édith, vous partez demain, redisait Germaine. Notre dernier soir…

Le crépuscule tiède entrait par les fenêtres ouvertes, effaçait les contours de leurs visages, penchés l’un vers l’autre.

Les paroles de Germaine retombèrent, lourdes de tristesse.

— Je ne rêve pas, reprit-elle, vous allez partir, c’est bien vrai… Vous serez missionnaire en Chine…

Les deux jeunes filles se turent longtemps. Dans la chambre que l’ombre ensevelissait, elles sentaient tressaillir autour d’elles les longs souvenirs de leur camaraderie, leurs trois années d’hôpital, l’initiation commune à la souf humaine.

— Je n’ai pas votre foi, dit enfin Germaine, et cependant toujours, je me suis sentie si près de vous… enveloppée de votre tendresse… ma sœur choisie…

Elle reprit un peu âprement :

— Mais vous êtes heureuse de partir.

Édith releva les yeux, et Germaine discerna l’intense joie de son visage.

— Oh ! Germaine, c’est inespéré, splendide, ce départ… Depuis des années, je rêve à la Chine… Cette période de préparation à Black Town demeurera en moi comme une lumière… Mais j’ai besoin de donner davantage, Germaine, tout mon être, sans restriction, tout mon amour.

Et elle parla longtemps, haletante, dans l’exaltation qui la soulevait.

— Ici, vous devez faire deux parts de votre vie ; les affections croissent trop vivaces, accaparent nos cœurs, et cette lutte nous absorbe. Vous n’avez pas de famille, Germaine, vous ne savez pas… Oh ! se retirer des bras aimés, réclamer sa liberté, faire souffrir. Et puis, d’un milieu si différent, on revient changé, l’amour amoindri… peut-être, et l’on se sent las…

— Je l’ai éprouvée, dit Germaine, cette lassitude. Peut-être est-ce la tristesse de voir que si peu de gens nous comprennent. Je vous ai parlé de cette famille française, très riche, qui m’invite sans cesse depuis six mois. Je refuse le plus souvent. Ils ne comprennent pas. Non, ils ne comprennent pas qu’une femme ait dans sa vie autre chose que des devoirs mondains. Pas davantage qu’ils ne comprennent la pauvreté. Se priver, donner des leçons afin d’achever ses études… ne pas manger à sa faim pour acheter des gants, et toutes les difficultés surmontées, les luttes qui sont notre vie quotidienne depuis que nous étions enfants… Pour eux, la pauvreté est une langue inconnue. Et cependant s’ils voulaient… Quand on pense qu’ils pourraient aider à transformer le monde, Édith… Oh ! être riche !…

— À quoi bon, demanda doucement la petite missionnaire, nous aussi, nous pouvons aider à transformer le monde. Nous sommes plus riches que les riches.

— Riches… redit Germaine. Ah ! nous n’avons même pas le droit d’aimer, pour la joie de nos cœurs, comme les autres gens. Voyez… J’allais trop vous aimer, Édith. La vie m’avertit et me demande ce sacrifice. Mais vous êtes trop haut, vous, ces douleurs-là ne vous atteignent plus.

Édith s’était penchée, et ses larmes tombaient sur la main de Germaine. Il y eut un long silence, et Germaine reprit comme en rêve :

— Nous devons donc renoncer à toutes les joies de la tendresse. Il ne nous est point permis d’aimer pour nos propres délices… L’appel des hommes souffrants exige nos âmes tout entières… car les affections exclusives induisent aux défaillances… Mais c’est dur.

— Il faut donner tout le sang de son cœur, affirma Édith. Et le sang de son cœur fait lever les moissons.

On entendit à l’étage inférieur de l’hôpital des portes s’ouvrir et se refermer. La ronde de onze heures s’achevait.

Et soudain, d’une voix changée, Germaine éclata :

— Oh ! dire que nous sommes là et que nous causons comme autrefois… et que c’est fini, fini…

— Laissez-moi faire votre thé, Germaine. Vous m’avez dit si souvent que je sais le faire à votre gré. Mettez-vous là, dans ce fauteuil. Vous m’écrirez, Germaine ?

Le lendemain, à la station de Black Town, devant la portière d’un wagon de troisième classe, rempli d’ouvriers, Édith et Germaine se dirent adieu. Elles se regardaient et se taisaient. L’énervement de cette minute ne leur amenait aux lèvres que des paroles banales, et elles ne voulaient pas blesser le silence dans lequel leurs deux âmes communiaient.

Édith parla enfin.

— Germaine, je vous remercie. Vous m’avez appris tant de choses pendant ces années heureuses, où j’ai travaillé sous vos ordres à l’hôpital… Merci…

Germaine secouait la tête. La voix lui manquait. Un silence se fit sur le quai. Le train tout doucement s’ébranla, tandis qu’on entendait le bruit des portières qu’un employé fermait à mesure qu’elles aient.

— Adieu, adieu ! Édith.

La petite missionnaire se pencha :

— Adieu, Germaine, au revoir, ma sœur choisie !…

Germaine remonta la rue lentement. Elle songeait à ses malades qui mouraient, aux résidentes se dispersant, à miss Loughton, l’idole de sa jeunesse, que les comités, d’un jour à l’autre, pouvaient déplacer, envoyer à une autre colonie. Elle se sentit seule, inexorablement, de par sa vocation sacrée.

Elle traversait une cohue d’ouvriers et de filles, misérables, les faces terreuses. Surmontant sa peine, elle murmura :

— Ma famille…

Bientôt l’enthousiasme du sacrifice illumina son visage, tandis qu’elle évoquait les yeux d’Édith, ensoleillés d’une flamme divine.

— Je suis prête à donner tout le sang de mon cœur…

III 2q6t2c

C’était une fin d’après-midi, au mois d’octobre. Le luxueux petit salon français de Mme Évoles s’emplissait d’ombre. Le feu tombait. Dans l’enveloppement des tentures et des portières, un mystère grandissait avec les ténèbres.

Mme Évoles avait baissé la voix. Elle continua :

— Mon enfant, votre mère était ma meilleure amie et je vous aime comme ma fille. Essayez d’avoir confiance en moi quand je vous dis : Laissez-vous attendrir, donnez une bonne parole à Guillaume.

Germaine, assise, les mains nerveusement pressées l’une contre l’autre, regardait le feu sans rien dire.

Mme Évoles reprit :

— Voilà si longtemps qu’il vous aime ! Et, depuis quatre mois, il attend une réponse et il souffre.

Germaine releva la tête et dit avec un peu d’âpreté dans la voix :

— Je vous avais prévenue, madame… une réponse immédiate serait non.

— Il y a quatre mois, dit Mme Évoles, inclinant vers Germaine sa belle tête blanche. Et maintenant ?

— Maintenant, redisait Germaine, les yeux fixés sur les flammes dansantes, maintenant… oh ! oui, j’ai appris à connaître mieux M. Évoles, à l’estimer, à le comprendre, il est un ami.

— Rien de plus, reprit avec tristesse la vieille dame.

Elle poursuivit :

— Il y a bien des années, au temps heureux où j’habitais Paris – pardonnez-moi, ma petite Anglaise, les Parisiennes ne s’acclimatent jamais tout à fait – votre mère, arrivant de Londres, vint me rendre visite, avec vous, bébé de cinq ou six ans. Guillaume rentrait du lycée. Je vous vois encore tous les deux dans le même fauteuil, lui, vous montrant des images. Votre mère me sourit en disant : « La gentille paire d’amis ! » Depuis lors, tant de choses se sont ées, votre chère mère est morte, nous nous sommes un peu perdues de vue. Mais je sais, Germaine, que votre mère vous aurait approuvée.

Germaine se taisait.

Mme Évoles reprit :

— Il rendra sa femme heureuse. Il est si bon, si délicatement bon. Et puis, Germaine, il est très distingué, mon fils. Songez donc, à trente-trois ans, il est un des avocats les plus en vue de la finance londonienne. Il a un avenir superbe, il gagne ce qu’il veut. Vous serez riche, Germaine.

Et comme la jeune fille faisait un mouvement, elle ajouta très vite :

— Vous qui rêvez le bien, vous aurez des armes désormais. Vous pourrez soutenir des œuvres, en créer de nouvelles, avoir de l’influence. Il faut de l’argent pour agir en ce monde, enfant. Guillaume vous laissera libre de donner.

Elle acheva, plus tendrement :

— Et puis, il faut penser à l’avenir. Votre mère aurait aimé vous mettre sous la protection d’un mari. Vous verrez, ma pauvre enfant ; au milieu de toute votre activité, peu à peu, vous souffrirez de l’isolement. Les heures viennent où l’on ressent le vide.

Les yeux de Germaine contemplaient, à travers les flammes, les formes changeantes de son interminable rêverie.

— Deux êtres s’opposent en moi, dit-elle enfin. Parfois, il me semble que je serais heureuse d’être… sa femme…

Elle s’interrompit.

— Vous voyez, madame, je me confesse comme si vous étiez ma mère. – Et puis, à Black Town, à l’hôpital, mes malades sont toute ma vie.

Avec un sourire un peu malicieux, elle ajouta :

— Je redeviens le docteur Germaine.

Mme Évoles soupira.

— J’en ai toujours eu l’impression. Combien je voudrais que vous quittiez Black Town et cette miss Loughton qui vous fait tant de mal.

— Oh ! non, cria ionnément Germaine.

Sa protestation fut coupée. La porte s’ouvrait. Un homme parut dans la baie lumineuse.

Il tressaillit en reconnaissant les deux ombres penchées devant le feu.

— Oh ! pardon, je vous dérange…

— Non, non, entre, Guillaume, et viens tenir compagnie à Mlle Germaine pendant que je demande les lampes.

Germaine frémissait. Tout son être se tendait en une aspiration angoissée :

« Pourvu qu’il ne parle pas ce soir ! »

Mais lui, d’une voix respectueuse, vibrante de tendresse contenue, l’entretenait de Black Town et s’enquérait des malades.

Une fois, il l’interrompit en s’exclamant :

— Comme vous vous fatiguez !

L’accent de son reproche fit monter des larmes aux yeux de Germaine. Elle s’inclina vers le feu pour qu’il ne les vît pas. Puis elle reprit la conversation d’une voix indifférente.

IV 2dl1i

Guillaume était allé voir Germaine à Black Town, un après-midi de demi-congé. Il lui faisait une cour discrète. Elle, calme et libre à ses côtés, le traitait en camarade, le regardait bien en face, les yeux tranquilles.

C’était une de ces journées brumeuses, où l’arrière-automne, triste, pressent l’hiver.

À travers les ruelles, Germaine conduisit Guillaume à une hôtellerie de matelots, installée depuis deux mois, « La Vague », une maison propre, dont les fenêtres souriaient, voilées de rideaux blancs. Tout près, un carrefour croisait ses ruelles louches qui rapprochaient leurs masures, sinistrement.

Guillaume et Germaine visitèrent les chambres, où les hommes dormaient, moyennant quatre sous ; la cuisine, dans laquelle ils cuisaient eux-mêmes des mets bon marché, et le fumoir, clair et chauffé. Des journaux attendaient sur les tables, des gravures égayaient les parois.

Guillaume examinait, posait des questions, mais son regard dévorait Germaine. Il souffrait de la voir s’absorber dans ces choses.

— Grâce à notre « Vague », disait-elle en tournant vers lui son rayonnant sourire, bien des hommes sont moins abandonnés.

Ils étaient debout devant une fenêtre. La route, au-dessous d’eux, s’en allait, boueuse, trempée de longues mares, où se reflétait la désespérance du ciel.

— Ils n’ont personne souvent lorsqu’ils reviennent de la mer… Ils ont besoin de joie et de tendresse… Alors, ils vont vers des femmes… et dans les cabarets. Et lorsqu’ils se réveillent, ils sont plus malheureux encore…

Elle disait ces choses sans trouble, en femme que la vie difficile a enseignée.

Un enthousiasme illumina ses yeux :

— Ah ! s’écria-t-elle, si l’on pouvait, si l’on pouvait aider les hommes !

Maintenant, sur le pont de la Lea, ils regardaient la triste forêt de mâts s’anéantir dans la brume. Des lueurs fauves éclairaient encore le ciel bas. Guillaume éprouvait une étrange sensation au milieu de cet affairement de misères qui le heurtaient.

Elle aimait cela, elle. Il guettait cette fascination de la souf dans ces yeux qui semblaient caresser la cohue des ouvriers sur le pont, et la cohue des navires le long de l’eau endormie. Alors, la sentant si loin de lui, perdue en tous ces êtres qui l’occupaient, il voulut s’imposer à son attention fuyante.

Et il lui redit son amour d’une voix basse avec des mots qui se pressaient, se devançaient, les derniers voulant toujours mieux dire ce que les autres n’avaient pas su exprimer.

Surprise, elle se tourna vers lui. Puis ses yeux plongèrent de nouveau dans cette eau qui coulait, si lente, charriant de la vase, d’infects détritus, des pourritures.

— Vous ne connaissez de la vie que les soufs, Germaine. Votre sympathie pour des multitudes ne suffit pas à remplir le cœur. Vous en croyez vivre… Mais vous n’avez pas goûté la vie réelle, Germaine, l’existence harmonieuse de la famille, et tant de joies que vous ne savez pas…

Elle releva la tête et ses cheveux brillèrent comme si les dernières lueurs du jour s’attardaient en leur mousse légère.

— Guillaume, dites-moi comment il se peut que des femmes acceptent d’être riches, heureuses, et se détournent. Elles ne voient pas la misère tout près d’elles…

Il secouait la tête.

— Cette différence des classes est nécessaire, fatale, Germaine, et les gens religieux la disent voulue de Dieu.

— Ah ! s’écria-t-elle, si l’on savait quelles sont leurs peines et leurs agonies !

Elle avait parlé avec véhémence. Ils se turent. Des camions qui aient ébranlèrent le pont.

Guillaume reprit :

— Et vous voulez affronter seule toutes les difficultés, tous les effrois de la vie. Vous ne savez donc pas quelle force donne le sentiment d’être deux. Vous n’avez jamais ressenti le mal de la solitude, l’incompréhension des autres, peut-être.

Les yeux de Germaine perdus à l’horizon qui se rétrécissait toujours, ses yeux se souvenaient.

Il reprit :

— Ne voulez-vous pas m’accepter comme compagnon de lutte, Germaine ?

Germaine, immobile, ne disait plus rien.

V t671p

Les salles de l’hôpital s’endormaient dans la lumière voilée des veilleuses, lorsque le docteur Germaine, tout doucement, ouvrit la porte de la petite chambre destinée aux morts.

Le rayon d’une lampe baignait le lit. Germaine chercha la longue forme rigide qui tendait le drap ; sur l’oreiller traînaient des mèches de cheveux blonds.

Elle pensa : Son mari est venu la voir ce matin… elle semblait mieux…

Et Germaine les évoqua, si jeunes, la malade radieuse dont les mains pâles serraient la main rude de l’ouvrier. Pauvre petite ! elle aimait tant parler de lui. Souvent, pendant la visite du soir, elle racontait à son docteur leurs longues fiançailles. Ah ! oui, ils avaient travaillé dur afin de s’établir.

Aujourd’hui, l’homme, s’en allant, a saisi gauchement la robe de Germaine.

— N’est-ce pas, vous me la garderez, madame ?

Germaine retrouva la petite ouvrière sanglotant :

— Elle se sent mourir et elle sanglote…

Germaine rêvait, immobile.

Sans bruit, elle referma la porte et regagna sa chambre. La table était poussée au coin du feu, et, sous la lampe, ses livres l’attendaient.

Tant de fois Germaine était rentrée joyeuse de s’appartenir enfin… Mais, ce soir-là, elle ne se sentait pas disposée au travail. Ses mains brûlaient. Elle ouvrit la fenêtre. La claire nuit de décembre lui mordit le visage. La lune inondait la rue. À travers une brume, les étoiles brillaient, très lointaines.

Germaine sentit cette nuit pénétrer en elle comme une caresse glacée. Elle se pencha.

Un couple attardé ait. Les deux silhouettes se serraient l’une contre l’autre et leur marche se ralentissait, indifférente au froid.

Un autre a encore, puis un autre…

Germaine, songeuse, les regardait.

Autour d’elle, les maisons s’en allaient ; leurs fenêtres illuminées évoquaient la lampe, la famille groupée, les intérieurs clos, où l’on rentre après la longue lutte de la journée.

Là-haut, dans la petite chambre, l’ouvrière dormait, immobile, sous le drap, et, quelque part, au fond d’une de ces maisons noires dont elle distinguait l’amas confus, l’homme qui l’avait suppliée le matin sentait autour de lui l’affreuse solitude.

Germaine, frissonnante, ferma les persiennes et vint s’asseoir au coin de son feu.

— Mon Dieu ! l’aimer, murmura-t-elle.

VI l4r

Quinze jours plus tard, Germaine, très émue, annonçait à miss Loughton ses fiançailles.

— Docteur, docteur… j’ai redouté cela toujours !

Miss Loughton l’éloigna d’elle et la considéra. Et Germaine vit qu’elle souriait.

— J’ai longtemps hésité, oh ! bien longtemps, dit Germaine.

Miss Loughton contemplait la splendide créature, si grande et svelte, dans le costume de serge qui l’enveloppait de plis souples, ce visage aux purs contours, à la bouche décidée, et dont les yeux avaient la douceur de l’eau.

— Puisque vous l’aimez, Germaine. Beaucoup de femmes ont besoin de ce sentiment-là pour s’épanouir. Je sais bien que vous ne vous renfermerez pas dans un bonheur égoïste.

— Oh ! s’écria Germaine, il me semble que je suis plus forte à présent et que je pourrai davantage aimer.

Miss Loughton la regardait, les yeux humides ; un étrange sourire entrouvrit ses lèvres.

— Vous cesserez d’être médecin pratiquant, Germaine ?

— Oui ! oh ! oui, il le désire. Mais il y tant de manière d’aider. Et je serai riche, miss Loughton ; nous construirons l’annexe pour le club de gymnastique ; nous organiserons des courses à la campagne ; les enfants infirmes de l’école auront une voiture. J’ai pensé tant de choses. Si vous saviez combien Guillaume s’intéresse au relèvement de l’East-End ! Vous le verrez. Il viendra visiter l’hôpital, mon hôpital, dit-elle avec sa fierté souriante et brave. Il faut bien qu’il fasse la connaissance de ma famille.

— Ah ! mon enfant, mon enfant, comme vous allez manquer à Black Town, murmura miss Loughton en soupirant.

VII l4a66

— Nurse, je vous présente M. Guillaume Évoles, mon fiancé, dit Germaine en entrant dans le grand cottage couvert de lierre, l’hôpital de Black Town.

Guillaume s’inclina devant l’infirmière qui portait la robe de toile bleue, le tablier, le col et les manchettes de toile.

Mme Évoles avait trouvé un peu trop original que la première visite de Guillaume à sa fiancée fût une visite d’hôpital.

— Ces jeunes Anglaises fin de siècle sont invraisemblables. Mais à Germaine, on pardonne tout, avait-elle ajouté, radieuse du bonheur de son fils.

Ils traversaient les salles coquettes et jolies, dont les murs étaient vernis en rouge, rose ou bleu. Sur les cheminées, sur les tables, dans les vases en terre brune du Devonshire, des branches de houx dressaient leurs baies. Des couvre-pieds assortis à la nuance des murs égayaient les lits, au nombre de quatre ou cinq par salle.

— Il fait bon ici ! redisait Guillaume. On y erait sa journée par pur plaisir.

Il suivait des yeux la silhouette rapide et silencieuse de Germaine qui glissait entre les lits, redressait un oreiller, ramenait un drap ; tous ces visages de femmes, ridés ou jeunes, à son approche, s’illuminaient.

— J’ai des fleurs pour vous, aujourd’hui !

Elle tenait une brassée de roses du Bengale. Et, détachant les longues tiges, elle les mettait en riant dans les mains tendues, embrassait une malade dont le regard l’implorait.

— Merci, merci, docteur !

Et l’hôpital se parait, à mesure qu’ils aient dans les salles, de toute une floraison de corolles légères au parfum discret.

— Merci, merci, docteur !

— Ce n’est pas moi, c’est M. Évoles qui vous les donne.

Et elle présentait Guillaume.

— Mon fiancé. Il faut l’aimer aussi, n’est-ce pas ?

Depuis le matin la nouvelle courait de lit en lit et ces figures blêmes s’excitaient en la commentant.

On annonçait que ce fiancé allait emmener le docteur White.

— Ah ! non, nous ne l’aimons pas, celui-là, s’écria une vieille habituée, exprimant le sentiment de toutes.

Germaine la gâtait à cause de ses soufs et du é de rudes luttes qui s’allongeait derrière elle.

— Nous ne l’aimons pas, répéta-t-elle en retirant ses doigts déformés au-devant desquels s’avançait la main de Guillaume. Il va nous prendre notre docteur.

Sa voix s’étouffa dans un sanglot, et des larmes roulèrent lentement sur ses joues ridées où tant de larmes avaient coulé déjà qu’un sillon creusait les chairs livides.

Germaine, à genoux devant le lit, essayait de la consoler.

— Non, je ne vous oublierai pas, jamais, je reviendrai vous voir. Et je vous aimerai la même chose. Et puis je ne m’en irai pas tout de suite. Je vous soignerai encore cet hiver.

Et elle jeta un regard à Guillaume, dont le front se contractait.

Lorsqu’ils furent installés dans le petit salon particulier de Germaine, encombré de livres, où la bouilloire chantait, Guillaume demanda :

— C’est donc vrai. Vous voulez attendre jusqu’au printemps. Vous ne vous laisserez pas attendrir ?

Germaine secouait la tête et, tout en parlant, disposait sur la table le service à thé.

— J’ai besoin de quelques mois, voyez-vous, pour m’habituer à cet immense changement, pour dire adieu à mes malades, à Black Town, tout ce que j’aimais au monde et que je devrai quitter.

— Je vous ferai la vie si belle, murmura Guillaume, la voix ardente et contenue. Ma mère vous regarde déjà comme sa fille, mon frère François vous chérit. Vous trouverez en sa femme, Geneviève, une amie charmante… Et je vous envelopperai d’une tendresse, d’une adoration telles que les tristesses de la vie ne pourront plus vous atteindre.

Sa voix retentissait profondément en Germaine. Il y eut un silence tout vibrant des paroles qu’ils n’osaient prononcer. On entendait le ronronnement de la bouilloire sur les braises et le cliquetis des tasses que les doigts tremblants de la jeune fille entrechoquaient.

— Il fait bon ici, murmura Guillaume.

Et son regard errait le long des parois, caressait les photographies des œuvres les plus aimées de Watts et de Burne-Jones, allait de la chaise longue à l’étagère où s’entassaient pêle-mêle des dictionnaires, des livres de médecine et de poésie. Près de la cheminée, la table de travail et la lampe disaient les veillées d’études. Il s’approcha et aperçut, à côté d’un manuel d’anatomie qu’un tibia entrouvrait, une trousse de médecin, des pinces et un bistouri plongé dans un désinfectant. Ces objets lui causèrent un choc désagréable. Ils lui étaient étrangers ; il les regardait avec crainte et répugnance, tandis que la jeune fille qui lui versait du thé si délicatement les maniait tous les jours.

Et pourtant il avait été séduit précisément par ce contraste entre la grâce féminine de Germaine et son indépendance de fille moderne.

— Vous regardez mes bruyères, n’est-ce pas qu’elles sont jolies ? dit Germaine en soulevant le vase en terre brune, de forme naïve. C’est une malade rétablie qui me les envoie.

— Comme vos malades vous aiment ! murmura Guillaume.

— C’est que je les aime aussi, répondit-elle.

L’évocation de tous ces inconnus qui la chérissaient était douloureuse au jeune homme. Ils prenaient le temps de Germaine, son affection, ses pensées, et il l’aurait voulue préoccupée de lui seul.

« Je l’en détacherai doucement, se dit-il. »

Ah ! combien il aurait désiré la saisir et l’emporter, l’avoir à lui, dans quelque contrée lointaine !

— Pourquoi êtes-vous triste ? demanda Germaine en s’approchant un peu timidement. Je vous aime…

VIII 1r619

L’hiver s’écoula. En vain Mme Évoles s’efforça d’attirer Germaine à Londres. Guillaume venait er ses dimanches à Black Town et, parfois, la surprendre un jour de la semaine. Elle gardait avec lui ses franches allures d’amie, ce qui le faisait souffrir un peu.

Cependant de plus en plus elle s’attachait à son fiancé, cherchait à imprégner l’une de l’autre leurs vies, l’intéressait à ses travaux et lui parlait de ses malades, étudiait les goûts, les idées du jeune homme.

— Nous devons être un, Guillaume.

Elle était si heureuse qu’elle en éprouvait parfois des remords.

Un après-midi de mai, Guillaume, arrivant à l’improviste, rencontra Germaine dans la grande rue de Black Town.

— Je venais vous proposer une promenade à bicyclette au bord de la Tamise, dit-il en sautant de sa machine. Il fait si beau !

— Volontiers. Mais je dois voir une pauvre femme auparavant. Voulez-vous m’accompagner jusqu’à la porte ?

Ils cheminèrent l’un à côté de l’autre, lui conduisant sa machine.

Guillaume parlait de leur appartement déjà choisi, à Grosvenor Square, de leurs meubles qu’il achetait dans les plus beaux magasins de Londres.

La rue tournait, étroite, brûlée de soleil.

Les maisonnettes, toutes semblables, en briques jaunâtres, dégageaient de la chaleur et d’horribles exhalaisons.

— Quel désir on éprouve de voir un arbre, si étiolé soit-il ! murmurait Guillaume.

Tout à coup la ligne de toits se coupa, et ils aperçurent une étendue de terrains vagues où l’eau s’étalait, croupissante, alourdie de débris et d’immondices.

Des enfants jouaient tout autour et se roulaient dans la boue.

Germaine en appela un qu’elle reconnaissait, un gamin de dix ans, maladif, aux loques sordides.

— Que fais-tu donc là, sans chapeau, par ce soleil ? Tu attraperas du mal.

Sans dégoût, elle lui prit la main et l’emmena.

— Voilà ta mère, justement.

Elle indiquait une femme en haillons qui tenait un bébé, suivie de trois enfants.

— Madame Brown, je vous ramène votre gamin. Il ne faut pas le laisser jouer au bord du marécage. C’est si malsain !

La femme remercia. Germaine et Guillaume reprirent leur marche.

— Ici, dit enfin Germaine.

Et elle frappa à une porte ; des taches d’humidité rongeaient les murs qui semblaient chanceler.

Une fillette en guenilles ouvrit.

Un sourire épanouit sa petite figure sale lorsqu’elle reconnut le docteur White.

— Entrez !

Guillaume avait suivi sa fiancée jusqu’au seuil et il jeta à l’intérieur un regard anxieux.

La chambre était basse, obscure, l’odeur le suffoqua. Par la porte entrebâillée, on distinguait un second taudis, et, tout au fond, sur un amas de loques, une forme humaine.

— Vous n’allez pas entrer dans ce chenil ! s’écria Guillaume révolté. Je ne veux pas. Je ne le permets pas !…

Ils se regardèrent.

Le visage de Germaine, rayonnant et douloureux, exprimait sa résolution.

— Promenez-vous un peu dehors en attendant, dit-elle.

Il arpentait la rue sous l’implacable soleil.

— Comme elle s’attarde dans cette infection !

Une créature si belle, qu’il aurait voulu entourer de luxe. Il souffrait indiciblement. Ah ! mais cela ne durerait plus ainsi. Enfin ! Dans un mois, il allait l’enlever à ce Black Town. Elle serait sa femme.

Il tourmentait sa montre.

Sa fièvre d’inquiétude grandissait.

Elle vint enfin.

— Germaine ! cria-t-il, l’accent plein de reproches.

— Pardon. Vous m’avez attendue longtemps, dit-elle. J’ai dû faire son lit et je l’ai lavée avant de pouvoir l’examiner, dit Germaine.

Elle parlait simplement, comme d’une chose toute naturelle. Et elle fixa sur Guillaume ses yeux fatigués, doux comme des caresses.

Il sentit se dissiper toute son amertume, et dit à demi-voix :

— Vous voilà épuisée…

Elle sourit.

— Ce n’est rien ! Je vais aller changer de vêtements et prendre ma bicyclette. Oh ! la Tamise, la Tamise… J’ai soif d’eau, de plantes, de beauté.

Leurs bicyclettes roulaient l’une à côté de l’autre sur la route de Tilbury. L’après-midi finissait. La lumière oblique revêtait d’une gloire les arbres et les champs.

L’air plus vif leur soufflait au visage. La joie du mouvement rapide parmi les verdures jeunes les excitait. Peu à peu, les visions de misère s’évanouirent.

Guillaume se taisait. Une parole chantait en lui.

— Dans un mois !…

La nature semblait participer à son triomphe. Les prés tout en fleurs, étincelants d’or et de pourpre, entonnaient des hymnes de victoire.

— Regardez, murmura Guillaume, les fleurs s’aiment.

— Que c’est beau ! répondit Germaine.

Était-ce le printemps, la sève qu’on sentait frémir dans les branches, la griserie de tous ces parfums, l’allégresse des corolles, des arbres, du ciel ; elle aussi sentait un trouble l’envahir.

Au loin, la Tamise s’étalait comme un ruban d’argent que le soleil moirait de reflets roses.

Ils accéléraient leur course, hantés par de vagues pensées mystérieuses qu’ils n’auraient point osé échanger.

Le chemin s’enfonça dans un bois où s’attardaient les longs rayons alanguis. Le silence s’épandit autour d’eux. Germaine voulut cueillir des aubépines.

Et tandis qu’ils arrachaient les branches embaumées, Guillaume parlait.

Il était heureux, tellement heureux… Il l’adorerait et la protégerait. Il aurait voulu jeter sa vie sous les pieds de Germaine comme une jonchée de fleurs.

Elle l’écoutait, grisée par cette harmonie, sentant monter en elle des appétits de bonheur, un flux d’aspirations vers ce monde nouveau qui s’entrouvrait.

Et la campagne les enveloppait de solitude, parmi l’enlacement des rameaux et des fleurs. Alors sentant sourdre en leurs veines une poussée de vie comme une fièvre, ils eurent peur et s’enfuirent.

Ils lièrent leurs gerbes sur leurs guidons et reprirent la route de Black Town.

Ils allèrent sur le pont de la Lea contempler la lune qui se reflétait dans l’eau immobile, parmi les vagues silhouettes des barques.

— Je n’ai jamais ainsi vécu à travers la nature, disait Germaine. C’est trop beau !… Nous rêvons, Guillaume.

Elle se rappela cette sensation de vide dont elle avait souffert à cette place. Dans le renouvellement splendide qu’elle subissait, son cœur débordait de gratitude.

Désormais, chaque jour serait un coin de paradis.

Tout à coup, elle ressentit une douleur sourde, prolongée, comme une lamentation qui tressaillait au plus profond de son être.

C’était le docteur Germaine qui pleurait.

IX 5z5652

— Que c’est beau ! Guillaume, disait sa femme.

Ils étaient assis au bord de la mer.

Le soleil avait disparu derrière les maisons de St-Leonards. Il plongeait là-bas, très loin à l’intérieur des terres. Les falaises de Bexhill et d’Eastbourne superposaient leurs découpures. Et la mer s’éloignait, découvrant des plaques de sable qui luisaient entre les rochers. Crêtés d’écume, les flots se poursuivaient et se baisaient, si pressés que l’étendue en paraissait blanche. On aurait dit un champ de lis.

Ils demeuraient immobiles, l’âme imprégnée de lumière. Germaine pensait que rien ne pouvait détruire cette harmonie.

Jamais elle n’avait imaginé une telle sécurité. Depuis deux mois qu’ils voyageaient ensemble, cette impression de durée allait grandissant. Peu à peu, Germaine concevait comme une réalité, le merveilleux rêve dans lequel ils vivaient. Les scènes douloureuses, les intérieurs de Black Town, tant d’horreurs et de plaies, ne lui apparaissaient qu’à de longs intervalles, pâlis par la distance. Elle s’habituait à la vie de soleil et de fleurs, s’étonnait de la trouver si bonne.

Ce soir-là, tandis qu’ils regardaient le ciel se décolorer, Germaine murmura :

— Nous sommes trop heureux, Guillaume.

— Trop, répondit-il, pourquoi, trop heureux ?

— Je ne sais pas, dit-elle, sans formuler la crainte vague qui la faisait frissonner.

Si souvent elle avait surpris, au chevet d’une malade, l’arrivée de la mort. Germaine l’envisageait comme un ennemi banal journellement rencontré ; elle l’appelait même aux heures de lassitude, n’y pensait guère plus d’ailleurs qu’au bon sommeil, si bien gagné, qui l’attendait le soir.

Et maintenant, parfois, l’effroi de la mort, elle ne savait pourquoi, venait la surprendre.

Guillaume saisit sa main glacée.

— Viens, dit-il, le vent fraîchit.

Guillaume et Germaine, à la veille de quitter St-Leonards pour rentrer à Londres, faisaient une dernière promenade.

Ils évoquaient leur beau voyage, leur foyer, l’exquise existence qui commençait.

Autour d’eux resplendissait l’été. Les mûres rougissaient les haies fleuries encore de chèvrefeuilles tardifs. Doucement le chemin descendait entre les arbres, puis traversait les prés vert émeraude ; des fermes au grand toit protecteur s’ensevelissaient sous les verdures, et là-bas les ondulations bleuâtres des collines fermaient l’horizon.

Ils parvinrent à une église ogivale, mangée de lierre, se nichant parmi les noyers.

— Hollington, dit Guillaume.

Ils se rappelèrent que c’était dimanche et la fête de la moisson.

La foule débordait du péristyle ; beaucoup de gens, assis sur les tombes, écoutaient de loin les accords de l’orgue.

Ils entrèrent.

La nef sombre était traversée de rayons qui se posaient sur les bancs.

Les saints des vitraux brillaient, raidis et souriants. Des clématites encadraient les ogives, et des vignes vierges s’enroulaient aux colonnes.

Le long des murs alternaient des faisceaux de lis et des cierges. Parmi les gerbes de blé flambaient des dahlias pourpres.

L’assemblée debout chantait, et, toutes ces fleurs, tous ces parfums, chantaient avec elle un hymne de vie féconde, d’allégresse et de gratitude.

Guillaume et Germaine sortirent ; le grand soleil les éblouit.

Enchâssés dans la splendeur verte des prés, les champs d’or étincelaient, les uns fauchés déjà, d’autres ondulant encore au gré des brises. Les meules commençaient à s’élever, pareilles à de lourds animaux immobiles qui se suivraient en longue file.

Germaine respira profondément.

— Ah ! dit-elle, quelle paix, quelle richesse, Guillaume ! Écoute comme ils clament la joie, ces blés et ces fermes, et jusqu’à cette église fleurie, comme ils rayonnent ! Ici, l’on oublie le fardeau de soufs que chacun doit porter.

Guillaume l’entraînait.

— Non, ma Germaine, tu ne porteras plus de fardeaux ; désormais, plus de soufs pour ma princesse. Il faut qu’elle apprenne enfin à être heureuse.

Germaine souriait.

— Je suis heureuse, Guillaume, oh ! c’est vite appris.

Ils erraient dans le cimetière, oubliant de regarder les tombes, voyant partout de belles fleurs épanouies.

Tout à coup ils s’arrêtèrent.

Un enterrement venait d’entrer. Il semblait venir de très loin, du fond de la campagne. Les porteurs, fatigués, posèrent un instant le cercueil sur l’herbe et les parents se groupèrent alentour.

Guillaume et Germaine s’arrêtèrent, fascinés par cette bière. Ils regardaient les visages ternes, à l’expression de tristesse figée. Un homme jeune, en avant, tenant par la main un petit garçon, étouffait ses sanglots.

— Allons-nous-en, dit Guillaume.

Mais Germaine résistait, immobile, appuyée contre son mari. Enfin, il l’entraîna.

Ils regagnèrent leur sentier, où déjà s’allongeaient les ombres.

Germaine ne disait plus rien et marchait la tête baissée.

Tandis qu’elle contemplait le cercueil, la perspective fatale, irréductible, s’était posée devant elle avec une intensité terrifiante.

« Toi aussi tu seras un jour étendue là-dedans, toi aussi ! »

Et Guillaume à côté d’elle, si fort, si vivant, lui aussi.

L’atroce image la poursuivait inexorablement. Au-dessus de tout leur bonheur, de toute leur lumière, planait cette ombre.

La vie, soudain, parut à Germaine courte, si courte ; elle voyait les années fuir devant eux comme un vol d’hirondelles. On n’avait pas le temps de s’aimer, pas le temps de se le dire, et c’était fini déjà, la boîte longue vous attendait.

Guillaume, qui sentait sa pensée, essaya de la distraire. Elle écoutait, mais ses yeux fixaient l’ombre qui guettait, comme un oiseau de proie prêt à s’élancer.

Saisie d’un ionné désir de durer, de survivre, d’avoir quelque chose au-delà de cette épouvante, elle s’écria :

— Guillaume, si nous pouvions croire à la vie éternelle !

Il l’étreignait doucement.

— Je le voudrais… peut-être… je le voudrais bien, ma Germaine.

— Ah ! dit-elle, j’ai toujours rejeté cette idée, je ne crois plus depuis si longtemps ! Mais la mort… c’est horrible.

— Il faut bien nous aimer, Germaine, et n’y point trop penser.

Et comme elle le regardait, les yeux pleins de larmes, il l’attira tout près de lui et murmura très bas, quand même ils étaient seuls, absolument seuls dans le chemin perdu :

— Il est une survivance suprême, Germaine, et celle-là ne peut décevoir : la création d’autres êtres qui prolongeront nos âmes et continueront notre amour.

Elle le regarda, souriant à travers ses larmes, puis sa vision la reprit :

— Mais toi, dit-elle, il me semble que rien, rien au monde ne peut me séparer de toi.

Ils marchaient doucement, ne parlant plus. Soudain, dans une échancrure de feuillage, la mer apparut, lointaine encore, d’un gris bleu, laqué de violet. À demi voilé, le soleil laissait tomber des rayons las, brouillés d’or pâle, qui se reflétaient dans les sables.

Germaine et Guillaume approchaient.

Maintenant, la falaise allongeait sa croupe svelte au revers marbré de taches vertes. En arrière, les maisons de Bexill s’entassaient, irréelles comme des fantômes.

— Grimpons une dernière fois sur les dunes, proposa Germaine.

Ils montèrent et s’assirent parmi les pavots jaunes.

Le soleil s’était enfoui sous les nuages. La mer bouleversée accourait en nappes d’écume bleuissante et s’affirmait à l’horizon, presque noire, sur le ciel trouble, un ciel livide de cauchemar. Les vagues déferlaient, grondaient, se brisaient, revenaient.

C’était comme une violente protestation de vie, une promesse d’immortel amour entre les vagues et les rocs.

— J’aime la mer, dit Germaine. La mer parle d’éternité.

X 3i115k

Au commencement de septembre, par un beau soir tiède, ils rentrèrent chez eux.

L’appartement était illuminé. Il y avait des fleurs sur les tables, un souper préparé. Leurs domestiques les attendaient.

Germaine avait vu sa maison deux ou trois fois, peu de jours avant son mariage, envahie par des peintres et des tapissiers. Distraite, elle laissait à Guillaume le soin de choisir ; elle ne connaissait rien aux meubles, aux styles, aux étoffes ; elle n’attachait pas d’importance à ces choses. Guillaume, joyeux, préparait des surprises.

— Oh ! Guillaume, tu m’as trop gâtée, c’est trop beau, redisait-elle, tandis qu’il lui faisait parcourir chaque pièce.

Leurs pieds enfonçaient dans des tapis épais. Des portières retombaient derrière eux.

— Germaine, voici ton petit salon.

Et il ouvrit une pièce toute blanche dont la blancheur ambrée se noyait de reflets. Des roses tombaient, effeuillées, le long des tentures pâles ; sur les meubles de grandes roses étaient peintes. Elles s’enroulaient aux chaises, suivaient la courbe du secrétaire, s’étalaient sur les tables en masses fleuries. Une gerbe de roses vivantes s’élançait d’une claire porcelaine danoise.

— C’est trop beau, Guillaume, redisait Germaine, émue.

Elle comprenait la délicatesse de ces soins, cet immense désir de lui plaire. Il la regarda, heureux…

— Et maintenant, venez souper, madame.

Germaine, en traversant les vastes pièces harmonieuses, éprouvait une singulière impression de tristesse.

Cependant elle se tut.

Les fenêtres du petit salon ouvraient sur le square au gazon de velours, aux grands bosquets profonds.

Germaine, en regardant les rayons jouer parmi les fleurs, évoquait les maisons de Black Town. Cependant ses pensées ne s’arrêtaient guère aux jours d’autrefois. Tant d’images, de préoccupations nouvelles les sollicitaient.

Guillaume voulait sans cesse acheter davantage. Ils iraient ensemble, fouiller les boutiques des antiquaires, ce serait amusant.

Gaiement dans les rues bruyantes, Guillaume initiait sa femme aux beautés des styles purs, expliquait les formes amples, les gracilités naïves, les bois que le temps patine.

Germaine irait, se laissait gagner à la griserie des choses façonnées par des mains d’artistes.

Il murmurait :

— Dis ce que tu préfères, choisis !

— Mais non, c’est de la folie, répétait la jeune femme, sentant au fond d’elle une sourde protestation.

Chaque soir son mari lui rapportait des fleurs rares. Elle le grondait en le remerciant. Un bouquet de violettes lui ferait le même plaisir. Elle aimait, avant les fleurs, sa pensée d’amour.

Germaine le supplia de ne plus lui donner tant de bijoux. Les vers attendris qu’il glissait dans ses roses valaient pour elle tous les diamants. Elle ne pouvait pas non plus porter des toilettes si belles… Non, le luxe lui pesait. Et Guillaume répondait par des raisonnements. Voulait-elle empêcher le travail des ouvriers, le gain des couturières ? Les riches doivent acheter beaucoup afin que les pauvres vivent.

Elle secouait la tête et souriait, heureuse : il avait à sa façon le souci des pauvres. Plus tard il raisonnerait autrement.

Néanmoins, lorsque les glaces lui renvoyaient son image, Germaine la trouvait trop semblable à l’image de ces mondaines qu’elle avait méprisées. Elle laissait faire Guillaume parce qu’il l’aimait… Cependant une angoisse planait sur elle.

Peu à peu, son adolescence dépouillée de joies, ses années ardentes d’efforts et de privations se reculaient dans sa mémoire. Elle oubliait la tension douloureuse de la lutte pour la vie, son tourment pendant ses années d’études, son continuel tourment à l’endroit des autres.

Elle goûtait le « home » qui s’édifiait autour d’eux, revêtant leurs rêves, leurs préférences, les nuances profondes et discrètes de leur amour. Comme ils se sentaient seuls dans le silence et la caresse des beaux tapis de soie ! Germaine se prenait à aimer les heures de rêve au fond des pièces amies tandis qu’allongée sur des coussins, elle laissait l’harmonie des objets autour d’elle la pénétrer.

Mais toutes ces choses, qui lui devenaient chères à son insu, n’étaient que secondaires et lointaines auprès de l’amour de Guillaume. Sa continuelle ivresse était de se laisser bercer par cet amour, de se sentir la pensée constante de son mari, elle qui n’avait connu que l’âpre joie de donner.

XI 12452v

Mme François Évoles venait souvent voir sa belle-sœur et lui témoignait une affection charmante. Sa grâce un peu maladive séduisait Germaine, et sa brusque sincérité, lorsqu’elle disait son amour du monde, du bal et des toilettes, semblait paradoxale. Germaine la trouvait attachante dans ses rapides effusions et les tristesses soudaines qui venaient, on ne savait pourquoi, assombrir ses longs yeux clairs. Elle regardait Geneviève un peu comme ces objets rares dont Guillaume aimait à l’entourer.

Souvent Mme François Évoles venait la chercher avec sa voiture et l’entraînait dans un tourbillon de visites et de « five o’clock ». Germaine se laissait faire : Guillaume, très occupé, ne rentrait que le soir. La seule amie qu’elle eût à Londres, la petite peintre Annette Baily, était absente. Germaine se trouvait un peu désorientée, ne sachant comment employer ces longs après-midi, elle, si active, accoutumée à des heures trop remplies.

Les premières semaines, la nouveauté de ces intérieurs mondains l’amusa. Souvent elle s’étonnait de leur coûteuse banalité. Germaine sentait le charme de ces créatures de luxe, aux visages reposés, tout en sourires. Mais les mille riens qu’elles se disaient si joliment, lui paraissaient des propos d’enfant. À Black Town, elle voyait des femmes dont les intelligences libérées étaient nourries comme des esprits d’hommes. D’autres possédaient quelques connaissances spéciales. Toutes avaient dans leur vie une activité qui l’intéressait.

Elle ne pouvait comprendre que des bagatelles de toilettes, d’intrigues mondaines, de chronique scandaleuse suffissent à remplir des existences.

Cependant Germaine s’interdisait de juger ces femmes qui l’entouraient de prévenances exquises :

— Leurs jouissances faciles les excéderaient, si elles avaient connu les joies les plus larges, les plus enivrantes…

Mais auprès d’elles, Germaine s’ennuyait.

Cependant quelques femmes plus âgées qui s’occupaient de charité, essayèrent d’attirer Germaine dans leurs œuvres.

Elle écouta lire des prières et des sermons aux filles repenties. Une tante de Geneviève, très bonne, qui donnait toute sa fortune, l’invita à venir voir sa « réception ».

— Cela vous intéressera, mon enfant, puisque vous vous occupez de ces questions.

Une fois par semaine, elle ouvrait sa porte à tous ses pauvres. Ils pouvaient ainsi lui demander conseil.

Germaine accepta.

Elle fut introduite dans une vaste antichambre.

Des mendiants, assis en longues rangées, attendaient leur tour d’audience sous le regard sévère d’un valet de pied. Au lieu des visages farouches ou misérables dont Germaine avait l’accoutumance, c’étaient de pauvres figures humbles qui suppliaient.

Dans un petit salon, la bienfaitrice, vêtue d’une robe très simple, écoutait patiemment les interminables histoires. Elle parlait avec bonté, offrait un siège, et puisait de l’argent dans un sac de velours qu’elle avait sur ses genoux.

Germaine regardait entrer les quémandeurs. Ils ouvraient la porte sans bruit, et tout de suite, un masque d’humilité adoucissait encore leur visage. Ils saluaient très bas et commençaient à se lamenter. Souvent ils insinuaient des accusations contre ceux qui attendaient dans l’antichambre.

Deux fillettes se tenant par la main demandèrent d’une voix dolente des secours pour leur mère malade.

La plus âgée ajouta comme une leçon apprise :

— Dimanche dernier, ma bonne dame, nous avons tous été à l’église avec le père. Tandis que nos voisins qui vont venir vous demander la charité, ne se sont levés qu’à midi. Et le soir leur père était plein saoul.

Une femme s’avança, courbée, et d’une voix doucereuse :

— Madame, implora-t-elle, je voudrais bien me convertir.

La bienfaitrice leva du côté de Germaine un regard heureux.

Mais Germaine rentra chez elle, troublée :

— Ainsi, pensa-t-elle, avec la meilleure intention, la conscience la plus droite, nous pouvons faire du mal à notre insu ! En donnant des aumônes, ne retirons-nous pas aux misérables leur dignité humaine ? Nous les condamnons à l’hypocrisie, aux mensonges, aux délations. La crainte de nous déplaire, l’espoir d’obtenir davantage les ligotent…

Germaine se fit recevoir membre de l’institut des femmes, de plusieurs ligues féministes. Elle eut des réunions, des comités. Elle assistait à des séances où des revendicatrices prêchaient sur des plates-formes l’émancipation de leur sexe. Germaine se sentait moins dépaysée dans ces milieux où les mondaines et les snobs se perdaient parmi la foule des professionnelles. Elle connaissait les questions discutées. Les adeptes parlaient d’une flamme qu’elles voulaient allumer au cœur des autres femmes, une flamme de pitié et de dévouement. Germaine, depuis tant d’années, sentait cette flamme la brûler ! Mais elle avait une trop grande soif d’action pour se contenter longtemps de théories. Au fond de cette agitation, elle éprouvait parfois une étrange sensation de tristesse. Triste avec ce bonheur si complet, si splendide !

Elle attendait Guillaume plus impatiente encore. Dès qu’il arrivait, elle s’élançait au-devant de lui et pendant leur soirée tout le reste s’oubliait.

Un jour, Germaine sortit seule, à pied, vers la fin de l’après-midi. Elle descendit Holborn, marchant vite, jouissant de se sentir emportée dans le vaste courant pressé. Les magasins préparaient leurs splendeurs de décembre. Germaine jetait sur les devantures des regards distraits. Elle contemplait la longue perspective bleue, et, là-bas, le rideau de brouillard où la poussait l’incessante vague humaine.

Germaine a London Bridge, et au milieu du pont s’arrêta.

Les bandes blanches des toits indiquaient les rives, éloignées par la brume. L’eau était du même gris que le ciel, épais, pesant, un gris sans espoir qui semblait déteindre et noyer les maisons. Enveloppés de leur bâche, les chalands se détachaient en rectangles de neige, leur ombre portée les soulignait. Ils étaient déserts, comme abandonnés.

Germaine marcha au hasard de l’autre côté de la Tamise, dans les rues affairées, parmi les fabriques et les entrepôts. Elle retrouvait l’attirance de ces carrefours que la nuit tombante enveloppe d’effroi. Les artères transversales, peuplées d’ouvriers, la fascinaient. Elle ralentissait le pas, regardait. Puis, soudain, s’apercevant qu’il était tard et qu’elle allait se perdre dans ce dédale, elle rebroussa chemin et gagna London Bridge.

La Tamise s’étalait, immense et noire dans la nuit. Les rives se dessinaient comme deux rubans de lumière qui se courbaient harmonieusement. Le ciel opaque était tout scintillant d’étoiles. Germaine écouta l’éternel roulement qui montait et descendait comme un bruit d’océan. Elle regardait les fanaux des docks et tout cet immense morceau de nuit, troué de points d’or, qui était l’East End. Son cœur battait. Elle pensa :

« Là-bas… là-bas… »

Des hommes rôdaient autour d’elle, Prise de terreur, elle héla un cab et se fit conduire à Grosvenor Square.

XII 423h6n

Germaine, depuis son mariage, n’était pas retournée à Black Town. Une répugnance qu’elle ne formulait point l’en tenait éloignée. Elle se sentait devenir une autre femme, avec des habitudes nouvelles, des bonheurs qu’elle avait ignorés et des horizons qui s’ouvraient.

Peut-être craignait-elle de retrouver à Black Town la Germaine d’autrefois.

Un jour, après une séance de comité qui l’agaça, elle eut soif de voir miss Loughton. Fatiguée de mots, elle avait besoin d’actes. Elle songea ardemment à Black Town, et, se décidant tout à coup, se jeta dans un cab et se fit conduire à la gare de Liverpool.

Le train roulait à la hauteur des toits, planant sur l’abîme de misères qui se creusait à droite et à gauche, se déroulait sans fin. Aux façades des asiles Bernardo succéda l’entassement des écœurantes petites maisons. Elles s’en allaient à perte de vue, toutes semblables, noires, lasses, souffrantes, et se noyaient dans les brumes.

Il avait neigé pendant la nuit. Les jardinets, lamentables rendez-vous d’immondices, s’étaient réveillés le matin aussi purs que les prairies de Hyde Park. Mais à présent le dégel pleurait à tous les toits, dégouttait des murs, des palissades. Dans la boue montante et les flaques souillées s’échouaient des barils défoncés, des caisses, des planches, guenilles de choses où des flocons encore s’attardaient. Les toits se détachaient, vaguement blancs sur le ciel blême. Le canal paraissait plus noir et ses eaux infectes s’immobilisaient, paralysées d’une trop lourde tristesse.

Les maisons s’espacèrent. Des plaines s’étendirent, mouchetées de neige, chauves, excoriées par les égouts d’usine. Des fabriques se profilaient dans l’éloignement. Elles se rapprochaient ; on en découvrait d’autres encore et encore à l’infini, comme des bêtes monstrueuses, accroupies en troupeaux, qui dressaient leurs longs cous avides et crachaient au ciel leur fumée.

Germaine regardait. Les rues, les plaines, les usines lui semblaient des amis anciens et malheureux qu’elle retrouvait avec attendrissement.

Black Town.

À l’entrée de la gare, elle demeura un instant immobile, considérant la longue perspective de la rue. Un portefaix la reconnut et la salua. Germaine releva la traîne de sa robe et partit, dédaignant l’omnibus, par habitude. Que de fois elle était revenue de Londres à cette heure-là, en courte jupe de serge, descendant d’un wagon de troisième classe et se refusant l’omnibus pour économiser un sou.

— Le docteur Germaine !

Germaine tressaillit et releva la tête. Ce nom, que depuis six mois elle n’entendait plus, ne s’adressait-il point à une autre ?

Elle reconnut une jeune aspirante missionnaire et une étudiante en sciences sociales.

— Bonjour, Ethel, bonjour miss Green ; vous voyez, je reviens à Black Town !

— Miss Loughton va être contente ! Nous avons une réception des vieilles femmes du « workhouse ». Venez, nous allons justement servir le thé.

— Tout le monde est bien ? demanda Germaine. Et elle s’enquit de l’hôpital.

Bientôt, elle retomba dans sa distraction, et, les yeux sur le trottoir, n’écouta plus qu’à demi les paroles de ses compagnes.

Elles portaient les mêmes robes que l’année précédente, vivaient encore des joies et des chagrins dont Germaine avait vécu pendant trois ans, et demeuraient les mêmes, ardentes, infatigables, tandis que Germaine, étrangère à toutes ces choses, n’y participait plus. Oui, elle aussi, libre et brave, avait gagné son pain et donné la pure essence de son être. Elle éprouva une douleur aiguë. Un sentiment de déchéance l’accabla.

Devant une façade de briques roses, aux fenêtres fleuries elles s’arrêtèrent.

On entendait dès l’escalier de grands éclats de rire. Germaine demeura un instant sur le seuil du salon.

Une soixantaine de vieilles femmes étaient assises, bien droites, un peu intimidées, portant l’uniforme de l’asile, la capote de paille et le grand châle à carreaux noirs et blancs.

Les résidentes chantaient au piano, exécutaient des pantomimes comiques pour les faire rire.

Et par moments le fou rire s’allumait comme une traînée de poudre, les secouait, envahissant même les sourdes qui ne comprenaient qu’à moitié, épanouissait toutes ces bouches édentées.

Elles riaient tant qu’elles en pleuraient, les pauvres vieilles.

Germaine songeait à l’effrayant é qui se déroule derrière chacune de ces femmes dont la bataille s’achève par une défaite : l’emprisonnement final au « workhouse ». Oh ! leur témoigner du respect, les distraire un moment, les aider à oublier !

Quelqu’un s’écria :

— Le docteur White !

Tout le monde se retourna et Germaine fut entourée ; on lui saisissait les mains.

Miss Loughton, brusquement, écarta les groupes et la serra dans ses bras.

— Ah ! mon enfant ! mon enfant ! vous voilà, quel bonheur ! Vous êtes bien ? Oui, vous avez bonne mine. C’est gentil de ne pas nous oublier. Asseyez-vous là et jouez avec nous. Elles s’amusent, les pauvres grands-mères. Je suis toute remontée de les entendre rire.

Sa voix chaude fit à Germaine l’effet d’une caresse. Le é la ressaisissait, vibrant d’efforts et d’enthousiasmes. Des heures charmantes s’évoquaient, ses longues caies avec miss Loughton ; elle respirait de nouveau cette atmosphère lumineuse d’où les conventions, les petitesses, les vilenies du monde apparaissent très lointaines.

Germaine fit partie du cercle, elle rit et causa ; il lui semblait n’avoir jamais quitté Black Town.

Miss Loughton connaissait chacune de ces femmes, savait les circonstances de leur vie et les aimait. Elle allait de l’une à l’autre, écoutait, serrait les mains. Une joie émanait d’elle. Germaine la regardait.

On ouvrit à deux battants la porte de la salle à manger. Une table en occupait toute la longueur. Des piles de tartines alternaient avec les gâteaux et les confitures aux couleurs gaies. Il fallut installer et servir tout le monde. Germaine, heureuse d’agir, ait rapide et affairée, trouvant moyen, sans s’arrêter, de plaisanter et de répondre à chacun.

— Ah ! miss Loughton, que je suis contente d’être venue, s’écria-t-elle, un instant où elles se rencontraient, les bras chargés d’assiettes.

Quand vint l’heure du départ, les vieilles femmes et les résidentes se réunirent en un grand cercle, debout, enlacèrent leurs mains et les secouèrent en mesure au son du piano, tandis que l’on chantait les paroles sacramentelles du vieux chant écossais :

En souvenir du temps é…

Les affections anciennes peuvent-elles s’oublier ?

Puis miss Loughton se tint près de la porte et serra la main de chacune des invitées qui, lentement, s’en allaient, remerciant, branlant la tête.

Germaine scrutait au age ces visages si las, qui reprenaient déjà leur expression morne.

Plusieurs lui souriaient tristement et l’appelaient docteur White. Et, comme autrefois, la souf de leur vie tressaillait en elle. Il avait donc suffi qu’elle fût heureuse complètement pour qu’elle s’éloignât de ces misérables sœurs et leur devînt étrangère !

Des larmes coulaient sur ses joues.

— Il faut que je parte, dit Germaine. Miss Loughton, j’ai un tel besoin de vous voir… Pouvez-vous m’accompagner jusqu’à la station ?

— Avec grand plaisir, mon enfant.

Elles marchaient vite dans la rue, que le soleil couchant inondait de rayons. Autour d’elles aient des ouvriers, des femmes en tabliers, et tous se retournaient pour regarder la belle dame qui donnait le bras à la directrice.

— Je reviendrai bientôt, miss Loughton, je reviendrai vous voir et voir… l’hôpital et le nouveau docteur.

Sa voix était altérée.

Elle s’interrompit et laissa échapper ces mots incohérents :

— Oh ! miss Loughton, je suis trop heureuse.

Elles marchèrent en silence, puis Germaine parla avec explosion.

— Miss Loughton, rappelez-vous : nous disions que la famille, trop souvent, devient un nid d’égoïsme, et que la société que vous appelez chrétienne est régie par un vaste compromis : on respecte l’égoïsme d’autrui afin que l’égoïsme de chacun soit respecté… J’ai une maison ravissante, toute capitonnée d’égoïsme. Je vis pour l’homme que j’aime et lui vit pour moi, et nous sommes heureux, oh ! délicieusement heureux. Et cependant, lorsqu’un cri de souf arrive jusqu’à moi, j’éprouve une affreuse sensation de vide, et rien ne peut empêcher ce rongement intérieur qui s’agrandit comme une déchirure.

Miss Loughton dit tendrement :

— Germaine, vous m’avez écrit que vous faisiez tant de choses, que vous êtes membre de comités…

— Ah ! interrompit Germaine, oui des mots, des collectes, qu’est-ce que cela, donner de l’argent et du temps dont on n’a que faire ? Vous augmentez votre satisfaction, parce que vous pensez remplir votre devoir. De plus vous avez la réputation d’être bonne ! Dès lors jouissez en paix !

— Et que voulez-vous donc, Germaine ? commença miss Loughton, qui semblait craindre de parler.

— Et que faites-vous, miss Loughton ? Vous donnez votre amour et votre souf, vous aidez les misérables à porter leurs douleurs. Oh ! mon Dieu, dire que j’ai été ainsi et que je suis devenue ce que je suis…

Miss Loughton lui prit la taille affectueusement.

— Mon enfant, le bonheur n’est pas défendu aux hommes ; il est une chaleur, une lumière qu’ils doivent répandre autour d’eux.

— Je croyais trouver dans cet amour plus de force pour agir, et je m’y complais et j’oublie tout le reste, murmura la jeune femme.

Et s’interrompant, elle s’écria :

— Ne pourriez-vous me charger de quelque travail, à Londres ?

Miss Loughton hésita et répondit :

— Voici l’adresse d’une de vos anciennes malades. Si vous allez la voir, j’en serai heureuse. Seulement… Germaine… soyez prudente… C’est une mauvaise rue. Parlez-en à votre mari.

Un instant après, le train emportait Germaine.

La nuit descendait sur l’East End.

On n’apercevait que les premières rangées de maisons toujours plus vagues. Les autres, en arrière, laissaient pressentir leur foule confuse, hérissée de cheminées. De loin en loin une tranchée de lumière se creusait dans l’immense ouate bleue, on voyait s’allonger une perspective de réverbères dont les flammes brûlaient au milieu d’un halo rougeâtre.

Germaine fit arrêter son cab à l’entrée de Drury Lane et remonta à pied l’étroite rue tournante. Elle n’avait point é là depuis six mois.

Des vapeurs drapaient les hautes maisons silencieuses, se massaient dans les ruelles qui s’ouvraient comme des trous noirs.

Autour de Germaine se mouvaient des ombres inquiétantes, des filles aux cheveux défaits, des hommes dont le regard est une insulte. Elle souffrait indiciblement en regardant les groupes de femmes à l’entrée des « public houses ». Et cependant une joie étrange dilatait son cœur.

Il lui semblait reprendre un fardeau délaissé, sans lequel Germaine ne pouvait plus marcher la tête haute.

Assise devant le feu, elle sentait une grande paix l’inonder. Le pas de Guillaume retentit. Elle se leva et courut à sa rencontre.

Il la saisit entre ses bras et, s’asseyant dans le grand fauteuil, lui baisa les mains. Et il l’examinait à la clarté du feu.

— Tu es pâle, tes yeux sont cernés. Qu’as-tu fait aujourd’hui ?

— J’ai été à Black Town, répondit-elle, contrariée d’associer ce nom à une impression pénible de Guillaume.

— Ah ! fit-il seulement. Puis, il ajouta :

— Eh bien ! que dit miss Loughton ?

— Guillaume, murmura-t-elle, nous reparlerons de Black Town, mais pas ce soir, veux-tu ?

XIII 381d5p

— Guillaume, dit le lendemain Germaine en déjeunant, sais-tu où se trouve Wild Court ?

— Près de Drury Lane, répondit-il, attends. Il déploya un plan de Londres sous les yeux de sa femme.

— Ici, vois-tu. C’est un endroit très pauvre.

— Merci. Miss Loughton m’a demandé de voir une femme qu’elle connaît. J’irai cet après-midi.

— Je n’aime pas que tu ailles dans ces coins mal famés, dit Guillaume, mécontent. Si je pouvais t’accompagner au moins !…

— Oh ! dit Germaine, je n’ai pas peur ! Tu oublies mon apprentissage de Black Town. Je m’habillerai très simplement. C’est une pauvre fille qui, excédée de la fabrique d’allumettes, s’est enfuie de Black Town avec un marchand des quatre saisons.

— Prends un cab, en tout cas, recommanda-t-il en la quittant.

Le cœur de Germaine battait lorsqu’elle lut Wild Court à l’entrée d’une ime. Le pavé surélevé en interdisait l’accès aux voitures. Les maisons, étroites, que l’humidité dévorait comme une lèpre, semblaient s’appuyer les unes contre les autres pour ne pas tomber. Dans le ruisseau d’immondices se roulaient des enfants et des chiens. Des femmes sordides en groupes, ou accroupies sur leurs seuils s’injuriaient. Leurs guenilles découvraient leurs chairs. Autour d’elles erraient des hommes sinistres. Germaine fut dévisagée lorsqu’elle a, droite, les yeux fixés sur les numéros des portes.

— N° 5, dit Germaine en s’arrêtant devant une allée qui s’enfonçait dans la nuit.

Résolument, elle y pénétra. Les murs suintaient. Elle gravit en trébuchant l’escalier et, parvenue au quatrième étage, s’arrêta, hésitante ; trois portes s’ouvraient sur le palier. Au hasard, elle frappa à la première, qui se disloquait.

Une voix cria :

— Entrez !

Elle entra.

D’abord elle ne vit rien. Puis ses yeux, s’habituant à l’obscurité, aperçurent un lit et une créature couchée.

Elle s’approcha.

— Mary, est-ce bien vous ?

La fille se souleva d’un brusque mouvement et cria :

— Oh ! docteur White ! docteur White !

Sa voix vibrait d’un tel accent de joie que Germaine sentit des larmes lui monter aux yeux.

Elle tendit ses mains en disant affectueusement :

— Qu’avez-vous donc, ma pauvre Mary ?

Mary sanglotait.

Les persiennes étaient fermées. Germaine distinguait la table et, pêle-mêle, une cuvette, des verres, un peigne et des croûtes de pain.

Sur les deux chaises, du linge sale et des guenilles s’amoncelaient. Germaine frissonna dans la crudité glaciale du taudis.

Mary avait suivi le regard de sa visiteuse.

— C’est bien malpropre, n’est-ce pas ? commença-t-elle d’une voix basse et honteuse. Mais je suis malade depuis si longtemps…

Germaine scrutait sa figure verdâtre.

— Oh ! murmura Mary, cramponnée à sa main, il me semblait que tout le monde m’abandonnait.

Alors, par lambeaux incohérents, elle dit son histoire.

L’homme ne parlait plus de mariage, buvait ses gains, disparaissait des semaines entières. Mary songeait à s’enfuir et à retourner à Black Town lorsqu’elle tomba malade. Elle avait dans la poitrine une douleur qui l’empêchait de respirer.

Germaine rejeta les draps en loques, l’examina, l’ausculta, puis la recouvrit.

— Attendez-moi un instant, Mary, je vais revenir.

Elle descendit l’escalier et, sortant de l’ime, gagna une rue plus large où elle acheta une paire de draps et du bouillon chaud.

Puis elle revint auprès de la malade, l’enveloppa de son manteau et fit le lit. Ensuite, elle lava Mary, la peigna et l’étendit avec satisfaction dans les draps propres.

— Là, vous avez un tout autre air, maintenant, dit-elle de sa voix gaie. Et puis, il ne faut pas vous décourager. Guérissez-vous d’abord. Nous verrons ensuite. M’acceptez-vous pour votre médecin ?

— Oh ! docteur White, docteur White, sanglotait la pauvre fille en lui baisant les mains.

Mais ses sanglots n’avaient plus d’amertume. Et de ses yeux disparaissait la navrante désespérance.

En voulant regagner l’artère principale, Germaine se perdit, erra dans le dédale de ruelles et de cours. Les lugubres façades noires recélaient toutes de semblables bouges. Il lui semblait entendre, exhalée des fenêtres, une plainte déchirante.

Chacune de ces maisons lui apparut comme un être humain miné par d’innommables douleurs, un être humain, las, sombre, épuisé d’infamies et de souf et qui appelait. Oh ! cet appel ! Cet appel avait retenti jadis jusqu’au plus profond de son âme. Germaine s’arrêta, le cœur serré d’une intense émotion. Cet appel, son bonheur l’avait empêchée de l’entendre, son bonheur…

Elle se retourna.

Sur chaque seuil, une femme se tenait debout et la suivait d’un regard haineux.

À quelques pas d’elle, une ivrognesse gesticulait, la désignant aux autres de sa main couverte d’une loque noirâtre. Germaine revint sur ses pas, et s’adressant à la femme :

— Voulez-vous me permettre d’examiner votre main ? dit-elle. Je suis médecin.

La femme dévisagea Germaine d’un air méfiant et recula.

— Peux rien payer, dit-elle grossièrement.

— Non, non, vous ne payerez rien et je vous soulagerai peut-être, répondit Germaine avec son séduisant sourire.

Sa voix, la grâce qui émanait de toute sa personne, subjuguèrent l’ivrognesse. Elle tendit son bras vers Germaine qui le prit délicatement et commença à le débander.

— Mais nous serons peut-être mieux chez vous, continua Germaine, en remarquant que tous les habitants du age se rapprochaient.

La femme fit un signe affirmatif et introduisit sa visiteuse dans une allée nauséabonde.

Le cœur de Germaine lui manqua lorsqu’elle se trouva dans un réduit encombré. On distinguait, réunis en monceaux, des débris hétéroclites, tessons de bouteilles, plumes de chapeaux défrisées, bouts de carton, rubans souillés, vieux paniers, planches pourries, mille objets sans nom, que la vermine dévorait. D’un sac éventré s’échappait de la cendre, et de vieux papiers s’entassaient dans un coin. L’odeur était intolérable.

La femme venait de débarrasser une chaise d’un paquet d’ordures et la lui offrit. Germaine n’hésita qu’une seconde, s’assit bravement et découvrit la main malade.

C’était une brûlure, mal soignée, qu’envenimait la saleté. Germaine déchira son mouchoir, lava la plaie et la pansa.

Son attouchement était si léger que la femme cessa de se plaindre. Elle fixait sur le docteur ses yeux effarés.

— Pourquoi ne vous faites-vous pas panser à l’hôpital ? demanda Germaine. Il y a une consultation tous les jours. Et l’on distribue pour rien les médicaments.

— J’ai été une fois… Mais c’est loin, il faut attendre si longtemps… on perd toute la journée…

— Donnez-moi votre nom, dit Germaine, je reviendrai vous voir dans deux ou trois jours. Seulement, si vous voulez guérir, il faut faire ce que je vous dirai.

Elle prit son poignet, et continua, feignant de ne pas voir les bouteilles de whisky alignées dans un coin :

— Prenez-vous des liqueurs fortes ?

À demi vaincue par le des doigts guérisseurs et si doux, la femme répondit :

— Oui.

— Eh bien ! écoutez-moi, poursuivit Germaine, il faut que vous n’en buviez pas une goutte, vous m’entendez, pas une goutte, jusqu’à ce que je revienne. Parce que, voyez-vous, l’alcool irrite le mal ; on serait obligé de vous couper le bras, vous souffririez horriblement et vous en pourriez mourir.

Une expression d’effroi avait é dans les yeux de la femme ; elle se taisait.

— Je sais, continua doucement Germaine, qu’il est très difficile de se priver de quelque chose dont on a l’habitude… Je reviendrai après-demain… et cela me ferait tant de peine de vous trouver moins bien.

La misérable releva son visage stupéfait et regarda la belle créature, si blanche, qui lui semblait d’une autre essence qu’elle-même.

Soudain, sa bouche se contracta et elle répondit brutalement :

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire, à vous ?

Germaine s’était levée, la dominant de sa haute taille.

— Vos soufs me font souffrir, s’écria-t-elle, la voix ardente. N’êtes-vous pas une femme comme moi. Vous pourriez être ma sœur ou mon amie. Pourquoi ne voulez-vous pas croire que je vous aime ?

Et, ant son bras autour de l’ivrognesse, elle l’attira et lui baisa le visage.

Un bruit étrange, quelque chose comme un sanglot, retentit dans le bouge.

Et la femme dit :

— Non ! je ne boirai pas une seule goutte…

Germaine enfila une autre rue et se trouva dans un cul-de-sac ouvrant sur Drury Lane. Elle déchiffra le nom, Clare Court. Il se divisait en deux boyaux devant une haute maison sinistre. Sur la façade se détachaient des lettres rouges : « Salvation army ».

Germaine avait entendu parler de ces jeunes filles appartenant à l’Armée du Salut, qui vivent dans les pires quartiers de Londres, pour aider les femmes et les enfants de la boue. Elle avait souvent désiré les connaître.

L’occasion se présentait.

Germaine saisit le marteau, frappa et attendit.

La porte s’ouvrit et une jeune fille apparut, vêtue de l’uniforme de serge bleue.

— Je voudrais parler à votre capitaine, dit Germaine en remettant sa carte.

On l’introduisit dans une vaste salle nue, égayée par des versets des Écritures, coloriés sur des pancartes. Une grossière étoffe rouge drapait les fenêtres et couvrait les tables. Partout se nichaient des photographies.

La capitaine entra, fluette et pâle.

Germaine se nomma, expliqua sa visite. Pouvait-elle poser quelques questions ? Les jeunes officiers de l’Armée vivent-elles réellement ainsi, toutes seules, dans un pareil dédale de mauvaises rues, et si mal protégées par la police ?

La capitaine avait fait asseoir Germaine.

Oui, elles habitaient là, quatre jeunes filles, ce local, un ancien « public house » où s’étaient ées de telles ignominies que l’autorisation lui fut retirée.

Elles lavaient les enfants, les réunissaient pour les instruire, s’occupaient des mères, soignaient les malades et s’efforçaient de lutter contre le démon de l’alcool qui empoisonne tous ces bas-fonds de la population. Le samedi, jour de paie, retentissaient jusqu’au matin, tout autour de leur demeure, des vociférations, des blasphèmes et des rixes.

— N’avez-vous pas peur ?

Non, l’uniforme protège. D’ailleurs, le jour et la nuit, elles se sentent gardées.

— Obtenez-vous un résultat ?

— Quelques femmes ne boivent plus, prennent soin de leurs enfants et viennent aux réunions de prières, quelques-unes… Il faut de la patience, et surtout ne pas se laisser décourager…

La capitaine souriait. Germaine la vit si pâle, minée par cette lutte surhumaine ; son cœur bondit de pitié. Elle demanda :

— Votre mère habite-t-elle loin d’ici ?

La jeune fille se leva et lui tendit la photographie d’une jolie maison de campagne entourée d’arbres ; un groupe de famille posait sur la terrasse.

— Voici ma mère et mon père, et mes sœurs. C’est un coin du Surrey, avec de grands bois et des collines. Il y souffle un air si frais… Je vais chaque été er auprès d’eux mes quinze jours de vacances.

Germaine étouffait au seul souvenir des puanteurs qu’elle venait de respirer.

Elle demanda :

— Vous ne regrettez rien ?

Une joie transfigurait la capitaine.

— Oh ! dit-elle, je suis heureuse !

Germaine la contemplait.

Il y eut un silence. Puis, elle dit :

— Je suis médecin. Cela vous aiderait-il si je venais voir vos malades ?

— Je le crois bien ! s’écria la jeune fille. Êtes-vous donc de l’Armée ?

Germaine secoua la tête.

— Ah ! mais vous êtes chrétienne ?

Germaine hésita une seconde.

— Croyez-vous que l’on ne puisse aimer les misérables et souffrir de leurs soufs que si l’on est chrétien ?

— Non, je ne crois pas cela, répondit la capitaine. Seulement je ne connais pas d’autres gens qui le fassent.

Germaine lui tendit la main.

— Au revoir !

L’autre garda cette main et hasarda un peu timidement :

— Nous allons dire une prière ensemble, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Germaine en se reculant. Je ne puis pas… Je ne prie pas…

L’accent était si péremptoire et si grave que la capitaine se tut.

Elle dit à demi-voix :

— Je prierai pour vous.

Germaine remontait Oxford Street d’un pas rapide.

Il faisait un clair temps d’hiver. Le vent froid soufflait dans le ciel changeant des nuées grises et bleues, des giboulées de neige, interrompues par de grands rayons de soleil. La perspective des rues devenait violette aux approches du crépuscule. Les cabs distançaient les camions, les omnibus qui se suivaient en lignes ininterrompues. Et tout l’énorme flot roulait, pressé, joyeux, se renouvelant sans cesse. Sur les trottoirs, des hommes sandwich balançaient leurs affiches multicolores, les camelots offraient des violettes. Les devantures étincelaient et, dans la rue spacieuse où débordait le luxe, une joie de vivre circulait comme une brise enivrante.

Germaine se demandait si elle ne remontait pas de l’enfer.

Ce soir-là, Guillaume dépouillait un dossier ; Germaine cousait au coin du feu, mais elle était nerveuse et souvent son ouvrage retombait sur ses genoux.

— Guillaume… quand tu auras un moment… je voudrais te parler.

— Tout de suite, fit le jeune homme.

Il vint s’asseoir aux pieds de Germaine.

— Là, je suis bien, dit-il. Qu’y a-t-il, madame ? Les « oratrices » des comités féministes ont-elles été bien assommantes aujourd’hui ?

Il plaisantait. Mais dans sa voix il y avait l’accent légèrement persifleur qu’il prenait pour parler de ces choses.

— Je n’irai plus à aucun comité, Guillaume, répondit-elle.

— Ah bah ! dit-il, jouant la stupéfaction.

— Je n’y suis pas utile, poursuivit Germaine, se refusant d’entrer dans la plaisanterie. Je les accompagnerai de mes vœux ; mais… j’emploierai mon temps à de la pratique.

— Que veux-tu dire ? demanda Guillaume soudainement inquiet par le sérieux de ces préliminaires.

— Écoute, Guillaume, je ne puis pas m’en empêcher, il faut que j’aille voir les pauvres de Drury Lane.

Il se releva d’un bond, le visage bouleversé et la regarda.

— Germaine ! N’avions-nous pas convenu que tu ne ferais plus de visites médicales ?

— Je n’irai pas comme médecin, mais comme femme. Oh ! Guillaume, bien sûr, je les soignerai. Mais si je n’étais pas médecin j’irais tout de même. Comment peut-on vivre à côté de toutes ces horreurs et ne pas les sentir en soi crier ?

— Ma pauvre enfant, demanda Guillaume, que veux-tu faire ? Que peut une femme, que peuvent quelques femmes dévouées devant cet océan de mal ? Tu t’épuiseras, tu succomberas sans rien changer.

Elle secouait la tête.

Guillaume reprit son accent ironique.

— Enfin, que veux-tu faire ? les réformer, les aider ! Mais elles préfèrent que tu les laisses tranquilles.

— Oh ! s’écria Germaine.

Elle reprit :

— Je me sens solidaire.

Il s’écria :

— Songe au danger de la contagion, aux horribles spectacles, au péril de ces repaires de vice, aux gens ignobles avec lesquels tu seras mise en , toi, ma précieuse Germaine.

Elle rit.

— Mais, Guillaume, il y a des précautions à prendre contre la contagion. Tu oublies que j’ai expérimenté cela pendant des années. Vois les jeunes filles de l’Armée du Salut, il ne leur arrive rien.

— Oh ! cria-t-il rageusement. Elles sont libres… Mais toi, tu es ma femme. Tu m’appartiens à moi, tout seul.

Il lui saisit les poignets, et, se penchant sur elle, plongeait ses yeux dans les siens.

Elle dit doucement :

— Mais non, je ne t’appartiens pas davantage que tu ne m’appartiens…

— Moi ! cria-t-il. Mais tu es tout dans ma vie. Il n’y a plus que toi en moi.

— Et ta carrière ? demanda-t-elle en souriant.

— Mon but, c’est toi. C’est pour toi que je désire acquérir une situation brillante, un nom, plus de fortune.

— Guillaume, si je te demandais de commettre pour moi quelque acte contraire à ton devoir professionnel, tu refais. Et tu aurais raison. Avant de m’appartenir, tu obéis à une loi supérieure.

Il ne répondit pas.

Elle reprit d’une voix chaude et rapide :

— Et puis, il faut que je te dise encore, Guillaume, ma vie est trop facile. Songe à ma sévère discipline d’autrefois. Si nous étions pauvres, je ferais la cuisine et le ménage. Tu m’as rendue riche, Guillaume. Et cette existence des femmes riches, lâche, dissipée en visites inutiles, en bagatelles qui rétrécissent l’esprit, me fait horreur. J’ai besoin de travail. Je ne erai pas plus de temps à Drury Lane, que je n’en consacrais jusqu’ici, que les autres femmes n’en consacrent aux devoirs mondains. Je l’emploierai autrement, voilà tout. Et tu n’auras pas à en souffrir.

Elle s’inclinait sur lui. Il la prit dans ses bras. Germaine posa sa tête sur son épaule et dit à voix basse.

— Si je ne puis aller auprès de ces malheureuses, je penserai à elles sans cesse. Et ce sera une souf constante…

Il l’écoutait pensivement.

— Je ne puis être tranquille si je n’ai pas dans ma vie un peu de ce qui la remplissait autrefois. Un mot, un nom entendu par hasard, un mendiant rencontré dans la rue, tout me rappelle… Guillaume, quand je pense à l’existence de soleil que nous menons ensemble, oh ! j’ai honte…

Elle l’enveloppait de sa voix, de son geste, de ses yeux de tendresse.

Il l’écoutait, peu à peu détendu.

Elle disait :

— Je suis si complètement heureuse avec toi, Guillaume… je voudrais leur donner un peu d’affection…

— Ma Germaine, dit-il enfin, tu es libre. Seulement, promets-moi que tu prendras toutes les précautions. Tu ne sais pas combien je vais me tourmenter en te sentant là-bas.

Ils se turent et demeurèrent longtemps immobiles à contempler le feu.

XIV 634o1s

Dès lors, Germaine consacra trois après-midi par semaine à ses visites de Drury Lane. Elle partait tout de suite après le déjeuner et ne rentrait qu’à la nuit. Guillaume la trouvait dans leur petit salon, assise sous la lampe, en robe claire.

Les premiers temps, il affecta d’ignorer l’emploi de ces journées. Mais Germaine ne voulait pas vivre en dehors de lui toute une partie de son existence.

Elle s’asseyait à son côté, près du feu et, la tête appuyée contre son épaule, l’entretenait de ses amis.

Sans qu’il l’avouât, Guillaume était avide de détails, dévoré du désir de savoir à quoi s’employaient ces heures qui le faisaient tant souffrir, ces heures où Germaine ne lui appartenait plus.

Elle parlait de Mary, la fillette de Black Town, abandonnée par le misérable qui l’avait séduite. Elle contait qu’une femme, dont la main était menacée de gangrène, ne buvait plus. En la pansant tous les deux jours, Germaine obtenait qu’elle s’abstînt de liqueur jusqu’à sa prochaine visite.

Cette femme était une ivrognesse redoutée dans ce misérable quartier où toutes les femmes sont ivrognesses. Et comme l’incarnation du mal, on l’avait surnommée « Amy Drury Lane ». Néanmoins Amy tenait parole. Parfois elle semblait acculée, prête à succomber. Un soir, elle avait rôdé devant les vitrines flamboyantes des « public houses, » répétant : « Je veux boire, boire ». Germaine, le lendemain, assise à côté d’elle, demeura là, deux heures, à lutter contre ce démon de l’alcool.

Peu à peu Amy s’apaisait, ses traits se détendaient et ses yeux ardents se fixaient sur la jeune femme avec une expression d’intense désir.

— Mais c’est un désir pur, alors, un désir d’affection, de protection qu’elle sait à peine exprimer en disant : « Oh ! ne me laissez pas ». Je tâche alors de la distraire, de mettre dans ce cerveau d’autres images. Toujours je lui apporte des fleurs. Elle a baisé un bouquet de violettes que je retirais de ma ceinture. La malheureuse, la malheureuse…

— Étrange, ajoutait-elle en relevant vers son mari sa figure pensive, il me semble presque lutter avec une force extérieure, objective…

Germaine n’insistait jamais, et, les soirs où elle voyait Guillaume nerveux, ne parlait point de ses amis.

Elle s’intéressait aux choses qu’il aimait, lisait les auteurs préférés du jeune homme.

Le soir, parfois, ils sortaient et se mêlaient au torrent humain. Ils allaient dans les rues ou bien au concert de Queen’s Hall.

Germaine aimait les récitals de Lemare à St-Margaret de Westminster.

La petite église en dentelles de pierre se recueillait ; deux lampes brûlaient au fond du chœur. Dans l’ombre, sous l’élancement des ogives, on attendait. Les orgues résonnaient enfin au milieu d’un profond silence ; elles clamaient les désespoirs de Tristan, les plaintes de Sieglinde, murmuraient les rêves d’Elsa et faisaient éclater en longs sanglots les marches funèbres. On écoutait dans l’obscurité. Au moindre chuchotement, le public imposait silence, et l’on n’applaudissait point par respect.

Germaine contemplait l’ardente aspiration des colonnes. Son âme s’imprégnait d’harmonie. Ces douleurs surhumaines remplissant les voûtes exprimaient merveilleusement toutes les douleurs qui pleuraient en elle et qu’elle ne pouvait exprimer.

Parfois, elle défaillait.

À Black Town, du moins, elle ne luttait pas seule. Miss Loughton, les résidentes, les infirmières, mutuellement se soutenaient.

Souvent, le soir, tandis qu’elle attendait Guillaume, Germaine sentait la souf humaine, trop profonde et trop vaste, l’écraser.

Un de ces jours-là, Guillaume, joyeux, jeta sur les genoux de sa femme, des coupons de théâtre pour une première, une opérette de Sullivan.

— Es-tu contente de ma surprise ? C’est une chance de les avoir trouvés !

Germaine éprouvait une insurmontable répugnance à s’asseoir, en robe décolletée, dans une salle étincelante où faient les éclats de rire.

Elle fut sur le point de dire :

— Ce soir, je suis trop fatiguée.

Mais ne voulant pas gâter son plaisir, elle alla mettre la toilette qu’il préférait.

Elle se para des lilas qu’il lui avait apportés, de frêles lilas d’hiver, à l’éclosion forcée, dont les grands magasins de Londres se fleurissent dès décembre.

Germaine les épinglait en guirlande dans la dentelle de son corsage. Elle songeait au prix de chacune de ces branches.

Elle évalua involontairement cette loge, pour une première, le souper dans un restaurant élégant du Strand… Et elle avait dit aujourd’hui même aux femmes hâves, demi-nues, qu’elle était leur amie…

— Si elles me voyaient maintenant… Je suis donc une menteuse, une hypocrite !

On frappa à la porte.

Germaine raffermit sa voix.

— Entrez !

Guillaume entra.

— Je porte vos couleurs, madame, dit-il en désignant un brin de lilas à sa boutonnière. Que tu es belle, ma Germaine !

Il avait atteint un coussin et s’agenouillait, levant vers le visage de sa femme ses yeux adorateurs. Et d’une voix basse, ardente, il lui redisait son amour, qui était comme une soif inextinguible.

— Si tu savais combien je souffre quand tu n’es pas auprès de moi, ton nom est en moi comme une souf et une joie. Germaine, Germaine !

Ses deux mains enlaçaient la taille souple, la serraient à la briser.

Et Germaine, droite, si pâle dans sa robe blanche, avait l’impression qu’il étreignait seulement ses vêtements, qu’il ne tenait que des dentelles, tandis que son âme était partie, bien loin, hors de l’atteinte de Guillaume. Son âme errait à la porte des « public houses » de Drury Lane, appelait en pleurant les filles perdues, les femmes débauchées qui n’avaient point d’amour.

Le cab les emportait à travers les vieilles rues étroites du Londres central, mal éclairées, barrées de grandes ombres sinistres.

Germaine, allongée au fond de la voiture, s’efforçait de secouer sa rêverie, et parlait à demi-voix. La pureté de ses fourrures blanches, sa tendresse apaisaient le jeune homme.

À présent, ils sont assis dans l’éblouissement des lumières.

La musique, légère, s’attendrit. Un chant d’amour s’exhale des violoncelles. Guillaume cherche le regard de Germaine ; elle sourit, et, de son éventail, lui envoie un souffle frais, des parfums.

Au dernier acte, où la musique, déant le cadre de l’opérette, s’élève en élans ionnés, Guillaume se tourna vers sa femme.

Renversée dans son fauteuil, elle demeurait immobile : ses yeux regardaient au loin par-dessus l’océan des têtes ; ils n’avaient plus conscience de la pièce, ni des acteurs ; une souf les dilatait.

Guillaume la sentit bien loin de lui, hors de sa portée, échappant à son étreinte, envolée dans un monde inconnu auquel il ne participait point. Une douleur violente le cingla. Pour s’affirmer, pour la reprendre, il se pencha sur elle et, brusquement, posa sa main sur le bras nu.

— Ne vois-tu pas que c’est fini, qu’on s’en va ?

Germaine tressaillit.

— Ah ! dit-elle comme en sortant d’un rêve.

Ses yeux se fixèrent sur son mari. En cette minute, elle eut une obscure intuition ; elle pressentit le mal qu’il endurerait à cause d’elle, aimée d’un amour idolâtre. Une angoisse serra le cœur de Germaine.

Rapidement Guillaume la couvrit de ses fourrures et l’emmena. Au haut de l’escalier, comme le vent de la nuit la faisait frissonner, il s’arrêta et remonta le collet de sa femme. Dans le cab, durant tout le trajet, il ne proféra pas une parole.

Dès lors, bien souvent, lorsqu’ils étaient à eux deux dans le petit salon préféré, il éprouva cette même douleur en voyant Germaine immobile au coin du feu. Il se demandait :

— À quoi songe-t-elle ?

Un soir, il trouva Germaine assise, la tête cachée dans ses mains. Elle ne remua point au bruit de ses pas. Il s’approcha, et doucement, en les baisant, écarta les doigts.

— Quelle préoccupation, Germaine ! exclama-t-il, bouleversé.

Elle sourit et se cacha le front sur l’épaule de son mari.

— Qu’as-tu ? répétait tendrement Guillaume.

— J’ai… qu’Amy souffre tant ! murmura Germaine.

— Amy ! redit-il.

— Amy Drury Lane. On va lui couper le bras demain. Je lui avais dit que, si elle ne buvait plus, elle guérirait peut-être, et elle ne buvait plus ! furent les paroles incohérentes de Germaine.

Lui demeurait sans un mot, ne sachant consoler ce chagrin.

Il s’assit dans le fauteuil et l’attira sur ses genoux.

— Ma bien-aimée. On l’endormira, cette pauvre femme, elle ne souffrira pas.

— Oh ! mais avant, avant, Guillaume, et après… et plus tard… elle est si pauvre… comment gagnera-t-elle sa vie ? J’ai eu tant de peine à la décider, vois-tu. Farouche, elle répétait : « Laissez-moi crever ! » Quand elle eut enfin compris que j’aurais tant de chagrin de la perdre, que je l’aimais, tout à coup elle a consenti et s’est laissé conduire à l’hôpital. Dans le petit salon d’attente elle ne pleura pas ; ses yeux brûlés devinrent soudain étranges, pleins d’une douceur que je ne leur ai jamais vue, et elle m’a dit avec un accent de honte : « Est-ce que vous voudrez encore m’embrasser quand je n’aurai plus mon bras ? » Guillaume, je l’ai prise et je l’ai embrassée, et je lui ai répété que je l’aimerai davantage encore. Et elle m’a dit d’une voix tout autre, tremblante : « Oh ! je n’ai plus envie de mourir à présent… »

— Tu l’as embrassée, redit Guillaume, tandis qu’une rage s’allumait en lui. Tu l’as embrassée ?

Il regardait les lèvres de sa femme ; ces lèvres qu’il adorait, avaient baisé cette misérable ivrognesse !

Il se contint, ému et dompté par la tendresse du mouvement de Germaine qui s’appuyait sur lui.

Tout à coup, pris d’une inquiétude soudaine, il demanda :

— Tu n’iras pas, demain, assister…

— Oh ! si, Guillaume, je lui ai promis. C’est tout ce que je puis pour elle…

Il fronça les sourcils.

— Je n’aime pas que tu voies ces choses, dit-il enfin.

— Mais Guillaume, tu oublies ! Je suis médecin, j’ai fait mon internat. Je suis habituée.

Il ne répondit pas tout de suite.

— J’irai te chercher à l’hôpital, dit-il.

Il tint parole. Lorsqu’elle apparut au haut de l’escalier de Middlesex Hospital, il était là, dans la cour, appuyé au portail.

Germaine, un peu pâle, s’efforça de lui cacher le tremblement de ses mains.

— Oui, merci, tout a très bien été.

Et elle parla d’autres choses, presque gaiement.

XV 6a3aa

Un après-midi, Guillaume, rentré deux heures plus tôt qu’à l’ordinaire, travaillait dans son cabinet, lorsque sa mère entra.

— Ah ! bonjour, maman, dit-il en se levant avec vivacité.

Et il la fit asseoir dans un fauteuil.

— Je ne te dérange pas ?

— Comment donc !

— Où est ta femme ?

— Sortie.

— J’entends bien ; mais je ne réussis pas à la rencontrer. Et elle me dit toujours qu’elle n’a pas le temps de faire des visites, ce qui, entre parenthèses, est bien préjudiciable à ta carrière, mon pauvre ami. Enfin, que fait-elle ?

— Germaine a été voir une pauvre femme malade à Drury Lane, dit gravement Guillaume.

Mme Évoles éprouva une telle stupéfaction qu’elle en eut la parole coupée.

— Une femme à qui l’on a amputé le bras droit, poursuivit-il avec calme.

— Guillaume ! N’avais-tu pas exigé qu’elle renonçât à ses visites professionnelles ?

— Ceci n’est pas une visite professionnelle.

— Mais enfin, comment connaît-elle cette femme ?

— Germaine va régulièrement visiter quelques pauvres familles aux alentours de Covent Garden ; elle les soigne, elle les aime. Elle les relève. Elle a déjà obtenu qu’une ivrognesse fieffée renonçât à la boisson, dit Guillaume lentement.

— Eh bien ! en voilà une idée ! exclama sa mère. Elle ferait mieux d’entretenir ses relations. Vous vivez en sauvages ; personne ne vous invite plus. Et elle va voir les ivrognesses de Drury Lane !… Mais c’est de la folie ! Et tu ets cela ?

— Mais oui.

— Ah ! fit-elle rageusement, les idées nouvelles ! Il faut s’attendre à tout lorsqu’on épouse une jeune fille qui a fait des études d’homme.

Il se leva, fâché, et marcha de long en large.

— Je vous l’ai dit, ma mère, Germaine s’inquiéterait des pauvres si elle n’était pas médecin. Elle a la conviction que chaque femme doit remplir une tâche sociale.

— Voilà ce que c’est que d’envoyer les jeunes filles dans les colonies de l’East End. Elles entrent en avec une foule de vilaines choses qu’elles ne peuvent plus oublier. Elles en gardent toute leur vie l’empreinte ineffaçable. J’ai toujours redouté ce Black Town, moi ! Je t’avais prévenu. Voyons, Geneviève et ses sœurs, tes cousines, les jeunes femmes sensées vont-elles s’inquiéter des femmes de Drury Lane ? Que Germaine n’est-elle comme elles ?

— Ah ! non, s’écria Guillaume révolté, Germaine est d’une autre race. Elle… elle ne peut pas accepter d’être heureuse si elle ne donne pas un peu d’elle-même, un peu de son temps, de son bonheur, de son amour à ceux qui n’en ont point…

Guillaume parlait d’une voix basse et lente en expliquant ces choses qu’il ne comprenait encore qu’à demi. Il poursuivit en levant sur sa mère ses yeux ardents :

— Vous avez raison, Germaine n’est pas une femme comme celles que vous dites… mais aussi on l’aime… autrement que les autres…

Et sa voix profonde s’altérait.

— Je l’adore comme jamais je n’aurais adoré les femmes que vous dites.

— Après tout, Guillaume, si tu le prends ainsi, c’est ton affaire. Tu seras bien avancé quand elle aura attrapé quelque horrible maladie… Car enfin elle risque cela, n’est-ce pas ?

— Ma mère ! s’écria-t-il, exaspéré…

La porte s’ouvrit et Germaine entra.

Elle avait é une robe de maison gris clair à longue traîne, remplacé son col droit par un fichu de dentelle dont les pans retombaient sur sa ceinture.

— Ma mère ! exclama-t-elle en courant à Mme Évoles et l’embrassant. Je venais justement demander à Guillaume d’aller ce soir vous faire une petite visite.

Mme Évoles commença un peu malicieusement :

— Votre amie de Drury Lane, celle qui a le bras coupé, a-t-elle été contente de vous voir ?

— Oui, dit Germaine, elle va un peu mieux, pauvre femme, si vous saviez !

Germaine entra dans quelques détails, auxquels Mme Évoles s’intéressa.

Bientôt les deux femmes, renversées sur le sofa, causaient tendrement, les mains enlacées. Guillaume les regardait du coin de l’œil avec un demi sourire.

XVI 7146r

Miss Loughton et Germaine causaient dans le petit salon des roses. Germaine, rêveuse, le menton appuyé sur sa main, écoutait miss Loughton parler de Black Town. Elle racontait les progrès si lents et cependant sûrs, une génération de femmes apprenant l’économie, la propreté, comprenant les assurances, les plaisirs avouables, et naissant peu à peu à des joies supérieures, une génération recouvrant lentement sa dignité humaine que la misère si vite emporte…

— Vous la connaissez, Germaine, cette allégresse divine : rappeler des âmes qui s’en allaient, dévorées par la vie trop dure, les ressusciter…

Germaine, la contemplant, se souvenait…

— Miss Loughton, vous êtes heureuse, dit-elle enfin. Votre route se déroule devant vous toute droite et facile à reconnaître… Moi, je chemine dans des prés tout en fleurs où les sentiers se perdent… Et je ne sais plus, je ne sais plus…

— Mais vous me disiez, Germaine, vos visites de malades, votre rêve de fonder un club…

La jeune femme releva la tête avec vivacité.

— Oh ! oui, dit-elle, j’ai le cœur plein de projets et d’espoir…

Un nuage a devant ses yeux. Elle songeait à la jalousie de Guillaume.

— À Black Town, murmura Germaine, la même foi nous soutenait, les mêmes idées se mouvaient autour de nous… Oh ! se dégager des approbations méprisées et pourtant nécessaires, de tout ce milieu frivole, complaisant pour lui-même et qui vit de mensonge… Je me sens seule… et parfois je m’épouvante de ma solitude.

Miss Loughton reprit :

— Dans ce milieu nouveau une tâche nouvelle vous attend, Germaine : préparer les esprits à l’ère meilleure, les libérer des conventions menteuses, obséder les mondaines par la vision des sacrifiées…

— Si vous saviez comme tous sont aveugles, allégua Germaine, même les gens qui discutent de nobles idées. Ils n’ont point encore souffert dans leur chair pour les misérables… Il me semble que mes amis d’autrefois se défieront de moi… J’ai voulu recevoir comme des amies de pauvres filles, et j’ai trouvé dans leurs yeux une telle tristesse… et, depuis lors, elles se sont éloignées.

Involontairement miss Loughton regarda le petit salon, cette profusion de roses épandues.

Germaine crut discerner un blâme dans ce regard qu’elle aimait tant. Elle ne put le er.

— Miss Loughton… Si vous saviez combien notre luxe m’est à charge…

Cependant miss Loughton n’avait pas cherché à blâmer Germaine. Elle venait de sentir à quel point la route serait rude aux pieds de la jeune femme. Germaine souffrirait de l’incompréhension de son entourage, de la défiance et de la haine d’en bas. Riche, elle se sentirait solidaire des riches, et sa richesse l’oppresserait comme une croix. Son mari se laisserait-il convaincre ? Cette ion de la souf humaine, que miss Loughton avait inoculée en son enfant, la condamnait-elle à lutter isolée, à se débattre entre des problèmes de conscience, lorsqu’elle aurait pu vivre heureuse et paisible, comme tant d’autres femmes ?

Pendant une seconde, une troublante question se posa devant miss Loughton. Puis elle sourit, en rencontrant les yeux de Germaine anxieusement tournés vers elle.

— Nous le croyons, n’est-ce pas, mon enfant, que, dans quelques générations, aucune femme ne pourra plus vivre étrangère aux douleurs des autres ? Comme tous ceux qui marchent tournés vers l’avenir, vous aurez à souffrir… Germaine…

XVII 4u5136

Après sa journée ée à Drury Lane, Germaine rentrait. Le brouillard l’étouffait. Elle croyait respirer encore toutes les détresses qui planent sur la ville et s’exhalent des rues.

Aux abords de Grosvenor Square, le brouillard devint moins dense.

Germaine franchit l’escalier de bois à rampe sculptée, et soudain, se rappela une grande soirée où Guillaume et elle devaient aller.

Dans sa chambre, sa toilette préparée l’attendait.

Machinalement, elle sortit ses bijoux, défit ses cheveux, les tordit et les retint avec un peigne de diamants. Mais une angoisse l’oppressait. Elle gagna son petit salon. Une lampe brûlait sur la table au coin du feu. La pluie de roses le long des murs enveloppait Germaine d’une sérénité apaisante. Et la pièce était rendue plus intime encore par l’immense tenture, toute brodée de roses, que Guillaume avait fait placer deux jours auparavant, pour la fête de sa femme.

Germaine s’assit dans une chauffeuse ; ses yeux sans cesse étaient attirés vers ses mains. Le reflet des flammes faisait scintiller les diamants de ses bagues. Il lui sembla porter des charbons ardents. Avec impatience elle les retira. Elle retira les diamants de ses cheveux. Son regard s’arrêta sur la tenture où s’égayaient les roses.

Elles tombaient en une gerbe dénouée, des roses pourpres, presque noires, presque bleues, dont le cœur trouble comme un appel, des délicates, chiffonnées, aux lueurs de nacre, aux bizarres tiges de caprice, des Maréchal Niel boudeuses, refusant de s’ouvrir, et il y avait des roses feu, des Gloire toutes pâmées, des roses roses attendries, des Rêve d’or qui enferment du soleil dans leurs corolles ; quelques blanches, à l’écart, songeaient. Et du haut en bas de la tenture, les roses du Bengale secouaient leurs pétales. Malgré le rêve triste des roses blanches, toutes ces corolles chatoyaient, heureuses, s’épanouissaient, s’aimaient, et elles exprimaient si bien la grâce et les joies de la vie que Germaine se détourna.

Le feu crépitait doucement. Des tubéreuses embaumaient dans l’obscurité chaude.

Germaine rêva une existence de pauvre au fond d’une mansarde ; Guillaume et elle travailleraient comme des ouvriers. Oh ! ce serait plus simple. Les difficultés s’aplaniraient devant eux.

Mais la raison s’interposait avec ses arguments logiques. Leur fortune serait une goutte d’eau dans l’océan de misère. Ils perdraient tout pouvoir et tout prestige, ils seraient sans arme contre le vice, on les traiterait de fous ; et ils ne pourraient plus travailler à susciter les générations nouvelles, les femmes de l’avenir.

Il fallait donc continuer à marcher, en simplifiant leur mode de vie peu à peu.

Mais du moins elle travaillerait. Elle travaillerait comme eux, les pauvres gens sans espoir.

Dans son petit salon trop charmant, dans son petit salon si bien clos sous la jonchée de roses, Germaine sentit tomber sur elle une irrémédiable tristesse.

XVIII 55f6k

— Annette doit être de retour, se dit Germaine en sortant. J’irai la voir aujourd’hui, après mes visites.

Annette Baily poussa un cri de joie lorsque Germaine entra dans l’atelier.

— Oh !… toi, toi… tu es venue !

— Tu croyais donc que j’oubliais mes vieux amis ! À Black Town, j’étais si tenue. Mais nous allons nous voir souvent. Et tu me feras l’amitié de venir dîner le plus tôt que tu pourras à Grosvenor Square.

Germaine parlait vite, pour cacher son émotion. Elle retrouvait Annette si pâle, si fébrile, avec sa même petite robe limée que dissimulait mal le sarreau de toile.

Les yeux pleins de ravissement, Annette contemplait son amie.

— Germaine, tu n’as pas changé, tu n’es pas devenue intimidante. Tu as embelli seulement. Me laisseras-tu faire ton portrait comme autrefois ?

— Annette, tu es allée dans ta famille, en Irlande ?

— Oui, ils espéraient toujours me garder… ils espèrent que j’abandonnerai la peinture…

Elle sourit en haussant les épaules.

— À présent, je ne peux plus…

Elles s’étaient assises. Germaine reconnut la couchette étroite, qu’une étoffe de laine couleur olive transformait en divan pendant la journée. Dans tous les coins s’entassaient des études de corps humain, de draperies. Deux chevalets dressaient chacun une ébauche.

Elles parlèrent de leurs années d’études, qui leur paraissaient déjà une époque lointaine, elles évoquaient leurs camarades.

— Te rappelles-tu miss Hunt, demandait Annette, cette énergique bûcheuse ? Elle fait de l’art industriel, des statuettes pour encriers, des ornements de ceinture, afin de vivre, et elle a de grandes statues commencées. Pauvre fille ! Elle s’est mis dans la tête qu’elle dessine mou parce qu’elle ne mange pas de la viande tous les jours, elle est si pauvre ! Elle prend une portion partagée avec une camarade, au restaurant de l’École.

— Oh ! Annette, murmura Germaine.

Le souvenir des luttes d’autrefois lui remplissait le cœur.

— Annette, nous avions si souvent faim, nous cherchions au restaurant les portions bourratives. Et Madge nous dédaignait. Et tu te rappelles ces jours où nous n’avons pas dîné deux soirs de suite, pour avoir de quoi entendre Forbes Robertson dans Hamlet. Quelle soirée ! Mais comme nous avions faim, la vraie faim, la faim rongeante !… Nous étions fières aussi de la connaître, de savoir ce que souffrent les autres… Et notre jaquette, tu sais, nous n’avions qu’une jaquette élégante entre nous deux, et nous la mettions à tour de rôle… Annette, il faut que tu m’aides. Je voudrais donner aux jeunes filles qui traversent ces difficultés-là un peu de gâteries, des billets de concert, de théâtre, un bon dîner parfois, de la viande à miss Hunt…

Et Germaine, s’approchant de la table, vida sa bourse dans une boîte.

— Quand la boîte sera vide, tu me diras.

— Oh ! Germaine, Germaine ! murmura Annette.

Un silence se fit, très doux, plein de choses qu’elles ne disaient pas, qu’elles lisaient dans leurs yeux.

— Nous avions rêvé cela ensemble, autrefois, dit enfin Germaine.

— Oh ! Germaine… tout le bien que tu vas pouvoir faire à présent ! dit enfin Annette, sortant d’une longue songerie.

Germaine sourit sans répondre.

Annette reprit :

— Madge réussit, Germaine. Son tableau est accepté à l’Académie, cette année. Elle a adopté un genre qui plaît beaucoup, une sorte de portrait idéalisé, avec des effets d’étoffes, de fleurs, des oppositions de nuances. Sa jeune fille en mauve dans des iris violets et des tulipes lui a valu plusieurs commandes… À son âge, pense donc, c’est bien !

Germaine sourit, un peu surprise de ne saisir dans la voix de son amie aucune ironie, aucune amertume.

— Tu ne feras pas de cette peinture-là, toi, murmura-t-elle.

— Oh ! moi, dit Annette rêveuse.

Puis, brusquement :

— Germaine. Il faut que je te dise…

Et l’enthousiasme éclaira son visage.

— Dis-moi, demanda Germaine.

Le doux soleil de mars illuminait le grand vitrage. Les ébauches, les cartons, toute la débandade de l’atelier semblait sourire. Et là-bas, on apercevait l’immensité des toits qui, dans les rayons obliques, eux aussi souriaient.

— C’est au printemps dernier, le jour du vernissage, je me suis sauvée de cette cohue et je suis allée à Regent’s Park, à la tombée du soir, l’heure que j’aime. Je rêvais, je me représentais ces grands du monde venus là pour contempler les œuvres d’art et à qui les artistes s’efforcent de plaire… Je me demandais : « Pourrai-je garder mon art pur, exempt de tout compromis, de tout arrivisme… et je me demandais quel serait cet art. Tu sais, j’aime avant tout les œuvres de Watts : l’Amour, la Mort, l’Espérance, où le symbole s’habille de formes splendides. Ce soir-là, je leur préférai sa Famine en Irlande, Germaine, nous l’avons vue ensemble. Tu te rappelles les yeux de cette femme, le désespoir de ces yeux ?

— Je me souviens, dit Germaine.

— Et tandis que je marchais, tout à coup, je me trouvai devant une forme humaine, affalée sur un banc, une vieille femme. Germaine, si tu avais vu ce visage, tu en serais hantée comme moi. La figure d’un être qui a peiné toute sa vie, un tel avachissement, ces mains qui se sont usées, et dont l’effort est demeuré stérile…

— Oh ! fit Germaine, je sais, je connais ces visages… hélas, ils sont tant…

— Germaine, je m’en allais, navrée… quoi faire, quoi dire, quand on a donné son obole ? Tout à coup, j’ai entendu des voix qui parlaient en moi… Prendre ces figures de souf, les peindre et les montrer aux hommes. Et malgré toute leur désespérance, elles seront encore la beauté, parce qu’elles seront la vie synthétisée en une œuvre puissante. J’ai compris alors la vocation d’artiste : saisir les injustices et les soufs, les exprimer en lignes définitives et les dresser devant les hommes, criantes, criantes…

Elle s’arrêta ; Germaine qui l’écoutait, les yeux ravis, ne voulut pas interrompre le silence. L’exaltation de la petite artiste tombait et Germaine l’entendit murmurer d’une voix humble et ardente comme une prière :

— Seulement, il faudrait pouvoir…

— Annette, ces heureux, ces oisifs qui ent chaque jour dans les rues et ne voient rien, et ne devinent rien, crois-tu donc que l’art pourra leur faire comprendre ?

— Ah ! oui, je le crois. Les misères leur paraissent un accident indispensable, aussi naturel que les réverbères ou les trottoirs. Mais lorsque la souf de la pauvre vie humaine envahira l’art, exprimée à travers toute la douleur et la révolte de l’artiste, ils ne pourront plus ne pas comprendre… Oh ! je voudrais qu’elle les hantât, je veux que ces images ternissent toutes leurs joies de vanité, et qu’ils ne leur échappent plus, je veux les troubler jusqu’à l’âme et tourmenter leur âme égoïste ! Cette vieille femme, j’en ferai un tableau, Notre grand-mère, et je la peindrai si douloureuse, si tragique, qu’elle déera mon modèle. Elle deviendra l’ouvrière finie, l’humanité affamée à l’heure où elle ne lutte plus, ne réclame plus, où elle attend la mort dans les affres de la faim.

Et elle sortit une étude au crayon, une tête épuisée où les privations s’imprimaient.

— Comme c’est bien ! murmura Germaine, qui la contemplait, saisie.

Elles se turent longtemps devant le visage ébauché.

Et Germaine reprit tout à coup :

— Mais Annette, personne ne te comprendra, l’Académie refa de telles œuvres, personne ne les achètera…

— Qu’importe, dit Annette.

Elle se tenait debout devant son amie, et la regarda.

— Mais il faut vivre, dit doucement Germaine. Et puis, cette solitude-là est terrible…

— Je ne serai pas seule, Germaine, puisque toi, tu me comprendras… D’ailleurs, si j’ai à souffrir un peu de leurs douleurs, je les accepte.

XIX 4i731z

Des mois s’écoulèrent. L’hiver revint, puis le printemps.

Un matin, Germaine traverse Regent’s Park d’un pas joyeux. Elle hume l’air chargé de parfums et sourit en pensant à son beau petit garçon qu’elle a laissé tout à l’heure endormi dans son berceau.

Des verdures frêles sourient le long des rameaux. Au travers de leurs dentelles, se creusent les mystérieuses profondeurs du parc, bleues et blondes et dorées. L’herbe étincelle de jonquilles.

Germaine rêve.

— Combien la vie est belle et riche pour tous ! Cette joie, cette suprême joie d’être mère, illumine les plus déshéritées.

À droite et à gauche serpentent les ruisseaux de fleurs. Elles s’épanouissent à profusion, et leurs plates-bandes envahissent l’herbe, courent autour des bosquets, encadrent les chemins. Des tulipes jaunes rayonnent au soleil comme des traînées de feu. Des lacs de jacinthes étalent leur clarté bleuâtre. Les narcisses suivent Germaine de leur regard d’étoile. Et tous ces parfums se mêlent et la caressent avec la brise.

Parmi les verdures fraîches, sur les bancs, sont affaissées des créatures lamentables. Ne sachant où dormir, elles ont marché toute la nuit dans les rues, sans oser s’asseoir. La tête ballante, elles s’assoupissent lourdement, et le soleil fait ressortir leur bouffissure ou la maigreur de leurs chairs grises.

Le long de la piste des cavaliers galopent, font sauter leurs pur-sang. Ils gagnent de l’appétit pour le déjeuner qui les attend, sur une table fleurie, reluisante d’argenterie et de cristaux, dans quelque salle à manger boisée, sévère et confortable.

Germaine pense à son fils, si beau, si bien portant, qui dort là-bas, sous la mousseline de ses rideaux. Elle sourit. Elle aurait voulu er ses journées dans cette chambre à regarder son fils, à le toucher, occupée de lui uniquement, absorbée par sa chère présence. Elle envie les mères pauvres qui ont la charge entière de leurs enfants. Ils portent les vêtements qu’elles seules ont cousus pour eux et ne s’endorment jamais dans d’autres bras que les leurs.

Soudain Germaine s’arrêta. Une jeune femme venait de se laisser tomber sur un banc. Elle portait un enfant et le posa à côté d’elle d’un geste brusque. Enveloppé d’un morceau de drap troué, il semblait un paquet de linge sale. Germaine s’assit près de lui et chercha du regard sa figure au milieu des guenilles.

Elle l’aperçut, livide, la bouche ouverte, respirant avec peine ; il semblait râler.

— Mais il est malade, votre enfant ! s’écria Germaine.

La mère leva sa figure éteinte et fit un geste d’indifférence.

Elle n’avait pas vingt ans.

Germaine s’empara du petit être, l’examina, le berça, essayant de lui donner de l’air.

La femme se rapprochait un peu. Et Germaine, à force de patience, obtint son histoire, hachée en monosyllabes, toujours la même histoire de la fille-mère abandonnée.

— Il est malade, redit Germaine d’un ton plein de pitié.

La fille secouait la tête sans dire un mot.

« Elle ne l’aime plus, pensa Germaine. »

Et une tristesse l’accabla : tel est le dépouillement suprême qu’impose la vie aux malheureux. Elle les dégrade à ce point qu’ils ne savent plus aimer leurs enfants. Les luttes, les continuelles soufs finissent par leur atrophier le cœur et les rendre semblables à des brutes. Oh ! l’ironie des restitutions tentées par la bienfaisance ! Qu’importent les aumônes, les dons de vêtements et de pain !

Germaine reprit :

— Il faut le mettre à l’hôpital.

Le même mouvement de tête continuait, lent et tenace.

Germaine répéta :

— Il faut le mettre à l’hôpital, ou bien il va mourir.

La femme se jeta sur le petit corps et le serra contre elle, farouchement.

« Quelques parcelles de vie demeurent toujours, pensa Germaine. Les âmes ne meurent pas facilement. »

Et, se penchant vers la femme, elle lui dit avec douceur :

— Venez avec moi. Nous le conduirons ensemble. On vous le guérira. Nous prendrons une voiture. Venez avec moi.

Germaine, en rentrant, courut à la chambre de son petit Willy.

Il dormait, rose et frais, sur l’oreiller bordé de dentelles. Auprès de lui veillait sa bonne. Germaine la congédia, et, seule avec lui, le regarda longtemps dormir.

DEUXIÈME PARTIE 4t5m28

I 29u5p

Mme François Évoles donnait une matinée d’enfants dans sa villa de Richmond.

Il était quatre heures de l’après-midi. On avait fermé les persiennes et allumé le lustre comme pour un bal. Les glaces décuplaient les lumières, et, dans cet éblouissement, les robes roses, blanches, bleues, s’effleuraient et se fuyaient au caprice des valses, fraîches comme un vol de pétales.

Les héroïnes de la fête, Marcelle et Simone, six et huit ans, galopaient à travers le salon, grisées de plaisir.

Germaine Évoles cherchait des yeux son fils.

Il était grand pour ses six ans et demi, sa jolie tête bouclée émergeait d’un col de broderie. Il avait des menottes potelées de garçon robuste. Ses grands yeux clairs, voilés, étaient tout pareils à ceux de Germaine.

— Willy, va danser, dit Geneviève.

Et, le prenant par la main, elle l’entraîna parmi les couples.

— Oh ! Geneviève, quel coup d’œil ! ira Germaine. Tes filles sont ravissantes.

Willy se réfugia auprès de sa mère, très intimidé.

— Willy ne trouve pas de petite fille assez petite, dit-il avec un soupir.

— Nigaud ! exclama Geneviève ; et ton amie Simone ?

Il secoua la tête sans répondre.

Simone était trop occupée pour s’inquiéter du compagnon de jeu qu’elle accueillait si bien les jours de pluie.

— Willy peut rester près de maman ? implora-t-il.

Et il se blottit contre elle sur la banquette.

Bientôt, à voir danser les autres, il perdit sa mine soucieuse. Il sentait les doigts de sa mère jouer dans ses boucles, et, de temps en temps, rencontrait son sourire.

Geneviève se mêlait aux groupes, organisait des quadrilles et des rondes, rappelait la mesure en frappant des mains. Et ses éclats de rire se mêlaient à la joie des enfants.

— François, ces fillettes sont déjà femmes, disait Germaine. Regardez cette poupée en blanc, avec quelle élégance elle agite son éventail, comme elle écoute distraitement ce gros garçon qui lui explique quelque chose en faisant des gestes.

— Et le manège de cette autre, répondit François, la petite verte là-bas, qui essaie, sans en avoir l’air, de prendre le cavalier de son amie.

— Geneviève s’amuse autant que ses filles, reprit Germaine.

Geneviève valsait avec un grand garçon. Une ivresse de mouvement l’emportait, sa robe de soie blanche tournoyait en longs plis souples.

— On dirait la danse elle-même, disait Germaine, qui entraîne et ravit déjà tout ce petit monde.

François souriait.

Cependant, par intervalles, la porte s’ouvrait. Le domestique lançait pompeusement un nom qui retentissait comme un désolant appel.

Les enfants s’en allaient à regret, soudain calmés ; les fillettes venaient faire à Mme Évoles une révérence, en levant vers elle leurs visages échevelés, leurs yeux brillants.

Le salon semblait s’élargir, jonché de fleurs fanées, de rubans ; des coiffures de cotillon traînaient. Les grands candélabres étaient près de s’éteindre.

Geneviève rejoignit Germaine.

— Je déteste ces fins de bal, s’écria-t-elle. On suffoque ici. Sortons un peu, voulez-vous ? François me remplacera.

C’était en mai, une orageuse fin d’après-midi. La chaleur pesait sur les verdures. Déjà le printemps avait l’air accablé et las.

Les graminées mûres rougissaient la prairie. Les houppes blanches des dents de lion mettaient des vapeurs au loin. Et la poussée des herbes étouffait les lumières des boutons d’or.

Geneviève prit le bras de Germaine.

— Quand vous êtes arrivée, il y a dix jours, vous rappelez-vous, les prairies étaient d’un mauve délicat. Toutes les cardamines fleurissaient. Et maintenant voici déjà la splendeur assourdie et comme attristée des foins qui pressentent la faux.

Germaine, surprise, regarda sa belle-sœur dont les yeux s’emplissaient d’une tristesse infinie.

— Oh ! Germaine, ne partez pas demain, restez encore avec nous…

— Il faut que je parte, répondit Germaine. Guillaume m’attend, il est tout seul. Et puis c’est demain mon jour de club. Et mes malades de Drury Lane me réclament.

— Je redoute ce moment où le printemps s’en va, poursuivit Geneviève de sa voix distraite. Regardez ces lilas, ils ont perdu toute leur fraîcheur. Ils pâlissent. Déjà les étoiles s’espacent le long des grappes. Et ces aubépines trop fleuries, d’un blanc fatigué, se faneront demain…

— Il y a encore l’été et l’automne, dit Germaine.

— Germaine, s’écria Geneviève avec impatience, ce printemps flétri ne vous fait donc pas mal jusqu’à l’âme ? Vous ne vous dites jamais que bientôt, si vite ! notre jour viendra…

Germaine sourit.

— Ah ! oui, dit-elle. Aux heures de faiblesse la vie épouvante…

— Et que faites-vous, ces jours-là ?

— Je vois mes malades, je m’occupe de mon cercle d’ouvrières…

— À quoi bon ? demanda Geneviève.

Il y eut un silence et Germaine redit :

— À quoi bon ! J’ai commencé le cercle avec trois jeunes filles, de petites vendeuses de fleurs. Et maintenant elles sont une trentaine, des ouvrières de fabrique, beaucoup d’abandonnées, d’épaves, de sans famille. Elles paraissent aimer leur cercle. Elles recrutent de nouvelles adhérentes, elles s’enivrent moins souvent… N’est-ce pas un résultat ?

Germaine parlait avec une chaleur contenue qui altérait sa voix. Sa belle-sœur hochait la tête.

— Je ne crois guère aux repenties.

— Quand même tous nos efforts seraient vains, s’écria Germaine, il faudrait les prodiguer encore afin d’obéir à l’ordre intérieur… Ainsi nous protestons contre l’injustice.

— Ah ! interrompit Geneviève, la souveraine injustice, c’est la mort. Vous n’avez pas peur de la mort, vous, Germaine, la mort de ceux que vous aimez…

Dans un éclair, Germaine eut la vision de la petite église d’Hollington, revit la bière posée au milieu des fleurs, et elle frissonna comme elle avait frissonné ce jour-là.

— Moi non plus, je ne puis comprendre, murmura-t-elle.

À cet instant, elles aperçurent Willy qui accourait à leur rencontre. Les longues herbes fouettaient au age ses mollets nus.

— Maman ! criait-il.

Et il se jeta dans les jupes de sa mère, grimpa contre elle.

— Va embrasser tante Geneviève, lui murmura Germaine à l’oreille. Vois-tu, elle est triste.

L’enfant regarda sa tante. Elle l’intimidait un peu.

— Pourquoi donc elle est triste, tante Geneviève ? demanda-t-il.

— Les enfants ne peuvent pas comprendre les chagrins des grandes personnes, Willy, dit sa mère. Mais ils peuvent les consoler quand elles sont tristes.

— Ah !

Il courut embrasser sa tante.

— Comme vous le traitez en grand garçon, Germaine !

Germaine se mit à rire.

— Il est mon petit ami, répondit-elle, nous causons très sérieusement ensemble. N’est-ce pas, Willy ?

Il se redressa et répondit avec fierté :

— Willy est le petit ami de sa maman.

Et jetant ses bras autour du cou de Germaine, il la baisa ardemment.

II 3m1tp

Germaine marchait d’un pas rapide. Le brouillard enveloppait chaque silhouette, éloignait en les rendant plus vagues les maisons et les ants, étouffait la flamme des réverbères. Germaine sentait son âme lourde de toutes les tristesses qu’elle avait rencontrées. Alors, elle se représenta Willy, Guillaume, l’heure exquise au coin du feu, leur soirée. Elle sourit et pressa le pas en grelottant, serrée dans son manteau.

Son premier mot jeté à la femme de chambre fut :

— Willy est bien !

Puis elle courut s’enfermer et prendre les plus minutieuses précautions ; elle avait visité des demeures si souillées…

Enfin elle entre dans la chambre de Willy, joyeuse, avec ses rideaux rouges, le grand cheval de bois, les jouets répandus.

L’enfant a reconnu son pas.

— Maman, maman !

Et elle sent autour de son cou la caresse des deux petits bras qui ne veulent plus se détacher d’elle ; les lèvres câlines se posent sur ses joues, sur son front.

Au salon, le feu brûlait, seule lumière dans la pièce chaude, tout habitée d’ombres mouvantes et de reflets. Germaine s’allongeait dans un fauteuil, et, avec l’enfant pressé contre elle, c’était une longue conversation.

— Willy a-t-il été sage à la promenade ?

— Willy a porté des fleurs à son amie Annette de la part de maman, dit-il d’un air important.

— Et as-tu vu ton amie Annette ?

— Oui, elle a dit merci. Tu embrasseras ta maman. Voilà le baiser ! ajouta-t-il en s’acquittant fidèlement de la commission.

Il reprit d’un ton brusque :

— Maman, pourquoi donc Rosa a-t-elle peur des voitures, bien plus que Jane ?

— C’est la première fois qu’elle sort avec toi, dit Germaine. Alors tu comprends, elle a peur d’un accident.

Involontairement Germaine serra l’enfant d’une étreinte ionnée.

Willy la regardait, étonné.

Il reprit enfin :

— Maman est triste.

— Maman a vu des choses si tristes… Une femme avait son petit garçon très malade ; il a juste l’âge de Willy. Et j’allais le soigner tous les jours. Mais aujourd’hui, il était mort.

— Mort, redit Willy gravement.

Ses yeux se dilataient comme pour mieux saisir des images confuses.

— Willy aimerait bien avoir des ailes, dit-il enfin, de son ton convaincu.

Germaine eut un frisson. Elle regretta d’avoir cloué dans la nursery une photographie d’un tableau de Murillo, représentant un vol de chérubins.

— Willy ne pense pas à sa maman… murmura-t-elle.

— Oh ! mais je serais avec toi toujours, s’écria-t-il.

Il se serra contre elle pour l’embrasser et fut tout étonné de sentir sa joue mouillée.

— Tu pleures… s’écria-t-il.

Germaine se domina et reprit tendrement en caressant la jolie tête de son fils :

— La mère sanglotait si fort qu’on l’entendait de la rue. C’était affreux, Willy. Elle m’a repoussée en disant : « Si j’avais eu tous les jours du pain à lui donner, il ne serait pas mort ». Hélas ! c’est bien vrai, murmura Germaine.

— Pourquoi ne lui donnait-elle pas de pain ? demanda Willy, dont le front se plissait dans le grand effort qu’il faisait pour comprendre.

— Mon chéri, elle n’en avait pas… des milliers de gens dans cette ville sont si pauvres, si pauvres qu’ils ne peuvent pas manger tous les jours à leur faim.

— Oh ! s’écria-t-il, épouvanté. Pourquoi ?

— Pourquoi… redit Germaine.

Elle hésita une seconde. Effrayée de l’intense anxiété de l’enfant, elle se reprocha de lui dévoiler trop tôt les horreurs de la vie.

— Personne ne sait, mon trésor. Personne ne peut comprendre, ni les jeunes, ni les vieux. Mais tous nous devons tâcher de les aider.

Willy releva son visage décidé.

— Willy peut aider ? demanda-t-il.

Germaine l’embrassa plus tendrement encore.

— Oui, mon bien-aimé, oh ! oui, Willy peut aider. Et maman lui dira ce qu’il peut faire toutes les fois. Maman lui expliquera…

— Maman dira à Willy toutes les fois… toutes les fois, redit-il encore d’une voix de plus en plus vague. Sa tête reposait sur la poitrine de sa mère, il fermait les yeux : Toutes les fois…

— Willy va dormir ! dit gaiement Germaine ; elle écartait sur son front les longues boucles soyeuses et le baisait.

— Bonsoir, Willy !

Les paupières frangées se soulevèrent.

— Oh ! non, il ne dort pas… murmura-t-il.

Songeuses, ses prunelles regardaient si loin au-delà des bûches ardentes, que Germaine se sentit reprendre par le même frisson inconnu.

— Oh ! maman ! s’écria-t-il soudain, n’est-ce-pas ? tu ne me laisseras pas aller !… redisait-il en se cramponnant à sa robe.

Germaine sentait l’étreinte éperdue de ses mains sur sa poitrine, le frémissement du petit corps qui se crispait. Elle l’enlaça plus étroitement encore.

— Mon bien-aimé ! disait-elle en le couvrant de baisers qui tombaient sur lui comme de chaudes caresses.

— Oh ! non, maman ne te laissera pas aller ; que deviendrait maman sans toi ? redisait-elle. Willy prendra soin de maman quand elle sera vieille.

L’enfant souriait, rassuré. Il ne dit plus rien. Ses bras retombèrent, sa respiration s’égalisa. Il s’endormait. Germaine, sans se lasser, le contemplait. Elle le trouvait si beau, si charmant dans son attitude abandonnée d’enfant câlin, si fort avec ses petits membres robustes et fins que le feu dorait d’un reflet changeant. Une envie lui venait de le saisir comme une proie, de fuir très loin, dans un lieu où personne ne lui prendrait une parcelle de la petite âme pure.

L’image de la mère remplirait seule les yeux limpides et le temps n’existerait plus, le temps impitoyable qui vous ravit chaque jour un peu des êtres aimés. Il était bien sa petite idole de chair, le centre de sa vie. En vivant loin de lui tant d’heures à panser des plaies, elle payait la rançon d’un bonheur trop grand.

La porte s’ouvrit, Guillaume entra et demeura un instant immobile, souriant devant le groupe enlacé dans le fauteuil.

Germaine lui fit signe de s’approcher sans bruit.

Il s’agenouilla auprès d’elle, effleura de son baiser le front de l’enfant, les doigts de sa femme. Germaine les enveloppait d’un regard radieux.

Le soir, dans le cabinet de travail où ils veillaient sous la lumière rose de la lampe, Germaine demanda :

— Guillaume, que dirais-tu de donner Rosa comme bonne à Willy ?

— Rosa ! N’est-elle pas une de tes anciennes marchandes de fleurs à Piccadilly ?

— Oui. Depuis deux ans elle me sert de femme de chambre. Elle est la fille la plus consciencieuse que j’aie jamais vue.

— Confier notre fils à « ça », murmura Guillaume.

— Elle a été « ça » et non par sa seule faute, et elle ne l’est plus, Guillaume ! s’écria Germaine. Trois ans de travail honnête ne rachètent donc rien ? Ne pourra-t-elle expier jamais ?

Sa voix tremblait d’angoisse.

— Guillaume, elle donnerait sa vie pour moi. Nous n’hésiterions pas à confier notre fils à une inconnue dont la réputation serait irréprochable au dire de ses certificats. Tandis que je connais Rosa, elle est si humble, et son bonheur est de me témoigner de l’affection.

— Peut-être as-tu raison, répondit-il, peu convaincu.

— Ce matin je lui ai dit : Vous irez promener M. Willy à Hyde Park. Vous en êtes responsable. Elle a mis son tablier sur sa figure et elle a pleuré.

— Fais comme tu l’entends, dit Guillaume, je crois que tu as raison.

III 2q6t2c

Annette Baily vivait comme une recluse, enfermée dans son travail. Germaine, inquiète de cette solitude, essayait de l’attirer chez elle, et sa tournée de visites finie, montait parfois à l’atelier. Assises sur le divan bas, elles causaient. Annette s’enquérait des malades, montrait ses études. Le vitrage, au-dessus de leurs têtes, découpait un large morceau de ciel, empli de la lumière dorée des fins d’après-midi.

Ce jour-là, dès que Germaine entra, elle aperçut la pâleur de son amie.

— Annette, es-tu souffrante ?

— Non…

— C’est le travail qui ne va pas ?…

— Non…

— Je te dérange… je reviendrai un autre jour, veux-tu ?

— Oh ! non… reste.

La voix suppliait. Germaine s’assit près d’elle, heureuse d’être venue. L’artiste avait des chagrins ; Germaine s’efforçait de lui adoucir les heurts qui blessent l’âme, la rendent douloureuse et pesante. Elle aurait voulu, quand son amie créait, l’envelopper d’une plus maternelle tendresse.

Alors pour la distraire :

— Annette, dit-elle, j’ai reçu une lettre d’Édith, tu sais, la missionnaire.

Et la longue silhouette d’Édith s’évoqua entre elles, son visage maigre, ses yeux brûlants qui regardaient toujours au loin.

— Une lettre vibrante d’enthousiasme, reprit Germaine. Aucune difficulté ne la décourage.

Annette sortit de son apathie.

— Tu l’aimes trop, Germaine, je suis jalouse.

— Oh ! Annette, jalouse… Si tu savais combien peu Édith a besoin des affections humaines. Elle porte en elle sa joie : la joie de donner.

— Mais moi, j’ai besoin de toi, Germaine…

— Et ceux-là, ces amis, demanda Germaine, chaque jour ne renouvellent-ils point ta vaillance ?

Son doigt indiquait les tableaux. Le crépuscule commençait à noyer les fonds, le détail des vêtements, les accessoires. Les figures se détachaient des toiles, s’imposaient.

— Ah ! ceux-là ne me quitteront point, dit Annette dont la voix tremblait d’ironie. L’Académie les refa toujours, car je peins les enfants de la faim… et les vieux qui vont mourir. Les belles dames n’aiment pas ces tableaux-là. Leur thé les attend chez le pâtissier à la mode : elles perdraient l’appétit… Germaine, le seul de mes tableaux parti est cette salle d’hôpital qui est chez toi.

— Justement, je voulais te demander un portrait de mon petit Willy. Voudrais-tu t’arracher quelques heures à tes compositions ?

Annette ne répondit pas. Ses yeux erraient le long des parois.

Des figures d’enfants surgissaient de l’ombre, hâves, leurs yeux brillaient, effrayants de convoitise et de faim.

Mais le regard de l’artiste s’attachait à deux grandes études. Le même modèle avait dû poser : la vieille femme avachie sur un banc, dans un décor de printemps fleuri ; l’aïeule, assise, berçant un enfant rigide. L’aïeule contemplait le cadavre, et une joie étincelait dans ses yeux aux paupières brûlées, disjoignait ses lèvres bleuâtres, la joie de voir ce petit être échapper à l’atroce vie.

Soudain Annette se laissa tomber au pied du divan, la tête dans ses mains, et sanglota.

— Annette, dis-moi, souffres-tu ? s’écria Germaine saisie. Qu’importe que l’on te méconnaisse. Tu sais où tu vas…

Elle continua, essaya de plaisanter. Mais les sanglots de son amie la bouleversaient. Elle comprenait bien qu’ils avaient une raison profonde. Annette, si dédaigneuse de l’opinion…

— Germaine, tu ne crois pas cela, murmura enfin la jeune fille, tu ne crois pas que je pleure pour cela…

— Non, non, tu me diras quand tu voudras… ou tu ne me diras pas qui t’a fait de la peine.

La main de Germaine, doucement posée dans ses cheveux, essayait de la calmer.

Elles se turent. On n’entendait plus que la respiration entrecoupée. L’atelier s’assombrissait. Annette, enfin, se domina, et, montrant l’aïeule :

— Germaine, la dernière fois qu’elle est venue poser, il y a trois ou quatre mois, je lui ai dit : Je n’ai plus besoin de vous… Elle est partie. Je l’ai payée et puis elle est partie…

Annette s’arrêta et reprit :

— Il y a quelques jours, j’ai vu dans un journal illustré la reproduction d’un cadavre de vieille femme trouvé sous les ponts. Et c’était elle, Germaine.

— Une ressemblance, protesta vivement Germaine.

— Non, cria Annette, c’était elle. Je l’ai senti. J’ai été à la Morgue. On l’avait déjà portée à un amphithéâtre. Personne ne l’avait réclamée. C’était elle. J’ai voulu la peindre pour éveiller les remords des hommes et je l’ai abandonnée… Je l’ai laissée mourir…

Elle se cacha le visage.

— Germaine, je veux faire à présent de la peinture qui plaise et se vende, comme la peinture de Madge… Mais j’emploierai l’argent pour les vieux…

— Ah ! non, s’écria Germaine. L’argent ne peut rien, presque rien… Il faudrait des millions pour tarir la misère dans une seule ville et la misère recommencerait si l’on n’a point changé les hommes. Que dis-tu, Annette ?… tu accomplis une besogne sainte… Ce n’est pas avec de l’argent qu’on réveille les âmes. Et tu dois réveiller des âmes, Annette.

Les yeux de Germaine agrandis évoquaient dans l’ombre toutes ces âmes qui dormaient, ces hommes et ces femmes de son milieu mondain, rieurs, charmants, se laissant vivre, distraits par les mille riens du jour ; des illusions dansaient autour de leur songe… oui, leurs âmes dormaient.

L’artiste reprit à voix basse :

— Je suis attirée sans cesse devant cette toile où la grand’mère me rit dans la figure, atrocement. La nuit, je me lève et je vais la contempler avec une bougie. Hier, je suis partie à bicyclette dans la campagne pour essayer de l’oublier. Il faisait si beau. Et tout à coup l’obsession a recommencé. Il a fallu que je revienne…

Germaine parla d’une voix douce. Elle aussi et tous ceux qui agissent, tous ceux qui donnent, connaissent ce remords brûlant de n’avoir pas assez donné… Les âmes, une fois réveillées, cherchent, doutent, se torturent. Faut-il leur souhaiter de poursuivre leur bon sommeil ? Le don de l’être implique des peines sans nombre. La vie l’enseigne. Tous les enfantements sont douloureux. Il est des insectes et des plantes qui meurent après avoir répandu leur semence… Et quant à l’artiste…

— Annette, toi qui cherches à fixer la minute sacrée où l’amour fait participer à la vie éternelle… tu dois accepter de souffrir !

La voix de Germaine tremblait, et ses yeux se remplissaient de larmes.

Ses propres chagrins, les luttes qui la déchiraient lui remontaient au cœur. La souf humaine ne lui laissait plus goûter une jouissance complète.

Parfois une révolte la secouait.

— Cependant je travaille ! je donne tout ce que je puis, mon repos, ma paix… C’est donc fini, je ne pourrai jamais plus vivre comme les autres femmes, m’enlever du cœur ce tourment…

Ce soir-là, dans l’atelier assombri, le mot d’Édith revint soudain, comme un choc dans sa mémoire :

— Il faut donner tout le sang de son cœur…

Germaine songeait à Guillaume, à Willy ; et, sous le rire cruel de l’aïeule dont le visage livide se détachait seul de l’obscurité, elle frissonna.

— Annette, veux-tu que nous sortions un peu ?

Elles allaient sur les quais, tout éclairés, parmi l’agitation de la foule, indifférentes et absorbées.

Germaine conseilla une absence.

— Viens quelques jours à Grosvenor Square.

Annette distraite semblait ne pas l’entendre.

Elles s’accoudèrent sur le parapet et regardèrent clapoter l’eau berceuse de reflets où la flamme des réverbères s’allongeait en tremblant.

Et tout à coup Annette, relevant ses yeux fous qui discernaient dans les ténèbres des choses invisibles, s’écria :

— Je vois mon tableau ! Germaine, cette salle de l’asile de nuit… cette longue file de lits bas comme des cercueils rangés, et, dans chacun, une femme qui dort ou qui veille… Une femme ravagée… Je voudrais les peindre si puissantes qu’elles deviennent symboliques… Oui, la reproduction exacte de cet asile deviendra un symbole…

— Chérie, dit tendrement Germaine, tu devrais te reposer quelque temps… tu te fatigues trop…

— Non, non, Germaine. Cette vision vient de m’apparaître, si forte. C’est le travail qui chassera l’obsession.

IV 2dl1i

— Une histoire, maman, une histoire, disait Willy quelques semaines plus tard, en se pelotonnant contre sa mère, dans le grand fauteuil au coin du feu.

— Comme tu as les mains chaudes… Écoute, c’est Willy qui va raconter une histoire, une belle histoire, laquelle ?

— Laquelle, redit l’enfant.

Mais sa voix était languissante ; Germaine le regarda avec inquiétude.

— Les petits oiseaux, maman ?

— Donne-moi ta main, Willy.

Non, il n’avait pas de fièvre ; pourtant ses joues étaient en feu et ses yeux luisaient.

— Il était une fois des oiseaux dans un nid, commença-t-il.

Germaine saisit son bras et releva la manche jusqu’au coude. D’un geste rapide elle ouvrit la blouse, mit à découvert la poitrine, puis regarda les jambes. Des plaques rouges marbraient la chair potelée.

Le cœur de Germaine se serra. Il lui sembla qu’elle rencontrait la douleur obscurément pressentie. Elle la domina et, d’une voix enjouée, dit à l’enfant :

— Comme Willy est fatigué ce soir… il faut qu’il aille se coucher.

— Willy fatigué, murmura-t-il.

Germaine l’emporta dans sa chambre et le déshabilla. Les yeux gris clignotaient à la lumière et se fermaient à demi.

Germaine, l’ayant enveloppé de sa longue chemise, le déchaussait sur ses genoux, devant le feu ; et comme elle le sentait si frêle encore, malgré sa belle rondeur de chérubin, une angoisse l’étreignit.

L’un après l’autre elle baisa les petits pieds, ces petits pieds adorables devant lesquels Guillaume se mettait à genoux. Il ne riait pas et ne se débattait pas comme à l’ordinaire, il laissait aller sur l’épaule de sa mère sa tête lasse et la regardait de ses yeux cerclés.

Lorsqu’il fut au lit, la couverture ramenée jusqu’à son menton, Willy se souleva :

— Willy va parler au Monsieur qui est là-haut, dit-il.

Germaine sourit de le voir ainsi redevenu un tout petit enfant. Car depuis deux ans déjà, Willy adressait sa prière « au bon Dieu ».

— Qu’est-ce que Willy va dire au Monsieur qui est là-haut ? demanda Germaine.

— Il faut que je m’assoie, non pas comme ça… sur mes genoux, tu sais bien, comme tous les soirs, dit-il, devenant un peu impatient, tandis qu’il s’agenouillait avec peine, la tête vacillante.

— Oh ! Monsieur qui est là-haut, aime mon papa et ma Chérie, murmura Willy.

On lui avait expliqué que le mot bénir veut dire aimer ; dès lors il disait de préférence aime.

— Aime aussi Willy… et aime aussi les enfants qui n’ont pas à manger et toutes les grandes personnes qui ont des chagrins.

— Entends-moi, bon Dieu, amen !

Il se laissa retomber en arrière, et Germaine le recouvrit.

Si elle avait pu prier ! Quelle prière se serait échappée de son cœur douloureux, quel cri de détresse !…

Elle installa Rosa dans la chambre et alla au-devant de Guillaume.

— Willy est malade, dit-elle. Je crains la fièvre scarlatine.

— Ah ! s’écria Guillaume d’une voix altérée. Germaine, grave ?

— On ne peut dire encore. Il n’a que les symptômes… pas de fièvre…

— J’étais sûr, dit Guillaume sourdement, j’étais sûr que tu lui rapporterais quelque chose des chenils où tu es ta vie !

— Guillaume, tu n’es pas juste. Je prends toutes les précautions… Je n’ai vu aucune scarlatine ces derniers temps. Willy ne court pas plus de danger, d’ailleurs, que si tu étais médecin toi-même.

Germaine a la nuit au chevet de son fils. Il dormit mal, la fièvre se déclara. Parfois il disait à sa mère dont il voyait toujours le visage souriant penché sur lui :

— Willy malade, ma Chérie…

Pendant trois jours Germaine ne le quitta point une minute.

La maladie n’était cependant pas très grave, et si Willy avait été l’enfant d’une autre, elle savait bien qu’elle aurait dit à la mère :

— Prenez courage et ne vous inquiétez pas.

Et Germaine, durant les heures de veilles au chevet de l’enfant, répétait :

— Il n’y a pas lieu de s’inquiéter… Il n’y a pas lieu de s’inquiéter…

Néanmoins elle se dévorait d’angoisse. L’image la hantait du pauvre gamin mort de privations, et elle entendait toujours le mot de la mère :

— Si j’avais eu du pain à lui donner…

Germaine se disait qu’une justice dirige la destinée, les enfants des riches doivent payer la rançon des petits meurt-de-faim, et les gens trop heureux, souffrir dans leur chair pour les misérables. Puis elle s’accusait de superstition et de faiblesse.

Au bout de huit jours, Willy entra en convalescence. Guillaume et Germaine respirèrent. Avec délices, Germaine le vit se fortifier, devenir fantasque. Chaque fois que la petite voix l’appelait, son cœur se soulevait d’allégresse. La souf des autres l’émouvait davantage. Elle éprouvait pour ses malades une tendresse plus maternelle. Il lui tardait de reprendre sa tâche.

Willy ne recouvrait ses forces que très lentement après sa violente fièvre, et ne témoignait aucun désir de se lever.

Un après-midi, Germaine cousait à son chevet. Elle lui avait montré des images en les expliquant, comme il aimait, mais elle s’interrompit, craignant de le fatiguer. Il ne réclama pas.

Maintenant, il reposait, très tranquille, disant de temps à autre :

— Je suis bien, je suis si bien !

Cette docilité inquiétait un peu sa mère qui l’aurait voulu plus remuant, plus volontaire, plus semblable au Willy bien portant.

— Pourquoi es-tu si bien ? demanda-t-elle.

— Je t’ai toute à moi, ma Chérie, répondit-il avec son sourire câlin, rien qu’à moi…

Une crainte envahit Germaine.

Souffrait-il déjà obscurément du mal qui rongeait son père ? Et la chère et triste pensée, sa coutumière souf, revint s’installer en elle. Guillaume ne la comprenait pas. L’activité de sa femme était douloureuse à Guillaume. Il ne l’avouait point, mais son amertume éclatait quelquefois dans une boutade. Elle s’était sentie si certaine de lui faire partager sa foi, sa ion de pitié. Et le malentendu qu’elle croyait dissiper en peu de mois, s’aggravait.

On annonça le Dr Barnett, une amie de Germaine qui soignait ses malades.

Germaine alla à sa rencontre, au vestibule, écouta le compte rendu rapide des visites et prit une ou deux notes.

— La semaine prochaine, je recommencerai, dit-elle.

Puis elle introduisit son amie auprès de l’enfant.

— Voici un petit malade qui a bonne mine, dit le Dr Barnett.

— Oh ! il va mieux ! s’écria Germaine.

— Maman a guéri Willy, fit l’enfant.

— Maman est un médecin très habile, répondit en souriant le Dr Barnett, et qui se fait beaucoup aimer. Les malades ont très mal reçu sa remplaçante.

Et comme Germaine haussait les épaules, miss Barnett poursuivit :

— Je ne plaisante pas, Germaine… Il y a un pauvre garçon scrofuleux dans cette affreuse rue sans soleil… attendez, près de Clare Court, qui a pleuré quand je lui ai dit que le Dr Évoles ne viendrait point.

— Charlie ! s’écria Germaine, comment va-t-il ?

— Il est bien mal, il ne era pas la semaine, dit miss Barnett en français.

— Il a pleuré, redit Germaine. Oh ! Alix… je devrais y aller…

Le conflit qui la déchirait altéra sa voix.

Loin de Willy, distraite, elle serait incapable de prêter son attention à d’autres malades.

Ce cri de douleur humaine qu’elle entendait monter des rues fangeuses la poursuivrait partout, la ferait tressaillir jusqu’au chevet de son enfant ?

Et pourtant… n’était-ce point là un scrupule de mère trop nerveuse ? Willy était en pleine convalescence…

Brusquement, Germaine s’agenouilla et son visage se trouva tout proche de Willy.

— Mon chéri, dit-elle, tu entends ce que dit le docteur Barnett ? Il y a là-bas un petit garçon très, très malade, bien plus malade que n’a été Willy… et il a mal tout le jour et toute la nuit.

Les yeux de Willy se fixaient sur ceux de sa mère, très attentifs.

— Comment s’appelle-t-il ce petit garçon ? demanda-t-il.

— Il s’appelle Charlie.

— Pauvre Charlie, dit doucement l’enfant.

— Et Charlie n’a point de maman, continua Germaine dont les lèvres effleuraient le front de son fils, il est seul toute la journée, et il aime tant la maman de Willy.

Le petit se souleva sur son coude.

— Willy l’aime, dit-il avec conviction.

— Eh bien ! chéri, depuis plusieurs jours maman n’a pas été le voir… et alors, il attend et il pleure… Dis, Willy, ne veux-tu pas prêter ta maman cet après-midi au pauvre garçon ?

— Tu vas partir ! cria-t-il en s’attachant instinctivement aux mains de sa mère.

Et il leva sur elle ses yeux pleins de détresse, ses yeux d’enfant malade, encore cernés et si grands dans son visage amaigri.

Le cœur de Germaine défaillait.

— Je partirai si Willy veut bien, dit-elle. Mais Willy est presque guéri, tandis que Charlie va peut-être mourir… Et Charlie n’a point de maman, lui…

— Point de maman… redit l’enfant saisi d’une pitié soudaine, un pauvre petit… pauvre petit garçon…

Il s’appuyait sur son coude et son regard dilaté semblait chercher au loin quelque souvenir qui le fuyait.

Willy sourit et son visage rayonna. Il retomba en arrière, murmurant comme en rêve :

— Willy peut aider…

Germaine se rappela leur conversation au coin du feu, et des larmes montèrent à ses paupières.

Elle se pencha sur lui et dit, plus tendre encore, tandis qu’il saisissait sa main :

— Oui, mon chéri, Willy peut aider. Il peut prêter sa maman au petit garçon…

— Il la prête, murmura l’enfant.

— Alors il faut que j’aille m’habiller, dit Germaine.

Les deux menottes se desserrèrent. Willy rendit la liberté à sa mère. Lorsque, toute prête, elle vint l’embrasser, il murmura un peu inquiet :

— Il ne la prête pas pour très longtemps ?

— Mon trésor, avant le dîner je serai de retour, et Rosa te tiendra compagnie jusque-là. Rosa t’aime tant ! elle t’a si bien soigné…

Avant de sortir, Germaine fit de minutieuses recommandations à Rosa.

Lorsque, à la nuit tombante, Germaine rentra, elle trouva Guillaume installé au chevet de l’enfant.

Le front du jeune homme se rembrunit.

— Sortie ! exclama-t-il avec reproche.

Germaine voulut s’expliquer.

Il l’interrompit :

— Oui, oui, votre fils m’a dit que vous étiez allée voir un malade…

— C’est Willy qui a prêté sa Chérie, dit péremptoirement l’enfant.

V t671p

Germaine et Guillaume remontent Hyde-Park un après-midi de mars. Le printemps ne se décide pas à venir. Une neige fine tourbillonne, rayant les profondeurs bleuâtres et le profil maussade des palais ; de grandes nuées traversent le ciel. Ce brusque retour d’hiver a pris les bourgeons et les crocus en train de s’épanouir. L’étendue des prairies blanchit sous les flocons serrés.

— Combien Willy se remet lentement, disait Guillaume.

— Il faudrait de la chaleur… répondit sa femme ; si je l’emmenais er quinze jours à St-Leonards !

— Bravo, s’écria Guillaume. Le printemps a déjà débarqué, là-bas.

— Nous partirons dès demain, dit-elle. Voudrais-tu m’accompagner chez le docteur Barnett pour que je lui confie encore une fois mes malades ?

Germaine prit avec elle Rosa, dont l’enfant était en pension à Hastings, et deux petits convalescents pauvres qui ne se remettaient pas, faute de grand air.

À St-Leonards, le soleil les accueillit.

Germaine, dès le lendemain de son arrivée, alla s’asseoir sur la grève, et regarda la mer tout en surveillant Willy qui faisait des pâtés dans le sable. La marée s’avançait doucement, grise et sereine.

Les falaises de Hastings et le long promontoire d’Eastbourne évoquaient les jours ensoleillés de son voyage de noce. Les années défilèrent, ombrées de souf, traversées de vifs coups de lumière.

Germaine, se rappelant son impression de sécurité, eut un sourire d’amertume.

Elle aurait pu, en ce jour, contempler dans le é huit années sans nuage, engourdies de bien-être…

Elle songea aux créatures dont à force de soins, de tendresse, elle refaisait des femmes.

Mais Guillaume souffrait. Elle revit son regard de rancune. Oh ! la tristesse de le sentir s’éloigner d’elle peu à peu… L’implacable problème de nouveau la tortura.

La mer se détachait en gris pâle sur le ciel gris. Les vagues alourdies se mouvaient en dormant et les barques immobiles rêvaient, perdues dans le lointain. En vain, elles ouvraient leurs ailes toutes grandes. Aucun souffle ne les emportait.

— Ah ! du vent, des tempêtes, pensait Germaine. Il faut lutter et souffrir pour vivre.

Willy accourut, tout rose et les yeux brillants, ravi de lui montrer sa grande tour de sable ; elle le pressa contre elle, heureuse, le sentant déjà mieux.

Le grand air, la mer, le soleil rendaient à l’enfant sa vigueur. Germaine envoyait Rosa à Hastings promener les deux petits malades, et s’occupait de Willy entièrement, le baignant, l’habillant, lui donnant ses repas. Et elle jouissait de l’avoir tout à elle, à chaque minute.

Un jour, Willy, la voyant cacheter une lettre pour Guillaume, s’écria :

— Moi aussi, je veux écrire à papa.

— Eh bien ! dicte-moi, mon chéri, dit Germaine en rouvrant l’enveloppe.

— Willy veut écrire à son papa pour lui dire qu’il va très bien : il aime beaucoup cacher ses pieds dans le sable. Il se promène sans bas toute la journée. Willy essaie de faire de grandes tours avec sa pelle, mais la mer les démolit toujours. Il embrasse aussi son papa.

WILLY.

Il voulut signer lui-même en grosses lettres tremblées.

Guillaume allait fréquemment er la soirée chez sa mère.

Celle-ci souriait en le voyant triste, appuyer son front à la cheminée.

— Ils reviendront bientôt, Guillaume, disait-elle.

Un jour qu’il paraissait, plus soucieux encore, elle s’effraya :

— Comment va Willy, Guillaume ? s’écria-t-elle.

Guillaume sourit mélancoliquement.

— Oh ! Willy va bien, dit-il.

Et il s’absorba dans sa rêverie.

— Serait-ce alors Germaine qui t’inquiète ?

Guillaume secouait la tête avec un peu d’impatience.

Mme Évoles lui parla de leur beau petit garçon, leur idole.

— Germaine a tout abandonné pour le conduire au bord de la mer.

— Aussi n’était-elle pas tranquille, répondit âprement Guillaume. Elle craignait d’être égoïste. Et elle a emmené avec Willy deux enfants de filles dont la santé est délicate.

Mme Évoles se tut à son tour.

Elle avait compris.

Elle dit enfin :

— Moi, je l’ire, Guillaume. Au commencement, je riais, je ne comprenais pas. Toutes les jeunes femmes ont des relations mondaines, des devoirs de société, qui emploient leur vie. Germaine s’est créé une occupation plus haute, plus difficile… Belle et charmante, elle pouvait rechercher des succès mondains. C’est alors qu’elle ne t’appartiendrait pas, Guillaume…

Il avait laissé retomber son front sur sa main.

Enfin il dit, d’une voix basse, concentrée, comme s’il se parlait à lui-même :

— Je suis jaloux… de tous ces pauvres qu’elle va voir et qu’elle soigne… jaloux des filles à qui elle donne son amour. Quand je la vois triste, le soir au coin du feu, je me dis : elle souffre pour eux. Elle a une ion de justice, et je sais bien qu’elle est dans le vrai, que les couches supérieures de l’humanité sont brûlées de cette ion-là… Mère, je lui en veux, mais je ne puis m’empêcher de l’irer… Et même je ne la voudrais pas différente…

De nouveau il cacha sa figure.

Mme Évoles s’était rapprochée, le caressant de tendres paroles.

— Germaine attirera sur toi, sur notre famille, les bénédictions d’en haut.

Guillaume fit un geste comme pour dire qu’il ne croyait pas beaucoup aux bénédictions d’en haut.

Il y eut un silence. Puis il dit enfin joyeusement :

— Dans huit jours je vais à St-Leonards et je les ramènerai. Willy est bien. Je ne puis er plus longtemps de vivre sans eux.

VI l4r

Guillaume et Germaine étaient allés en voiture jusqu’à Hastings avec Willy. Ils gravirent lentement les degrés de la falaise. Willy bondissait en avant, se retournait, lançait des cris de triomphe.

C’était une orageuse matinée d’avril. L’immobile étendue de la mer, d’un gris d’étain, reflétait les nuages.

Ils parvinrent au sommet de la falaise et les prairies se déroulèrent. Derrière eux, un instant, le château de Hastings découpa ses murailles démantelées sur le lointain des dunes, puis ils se trouvèrent pris dans les longs plis veloutés du pâturage.

— Comme c’est calme ! redisait Guillaume, quel repos après l’existence surchauffée de Londres !

Willy furetait dans les haies et les fossés, cherchait des violettes, des chatons de noisetiers, et son visage tout rose riait.

La longue ligne de la falaise s’inclinait vers l’intérieur des terres.

Parfois dans un creux, on découvrait le toit d’une ferme, des arbres étalaient leurs verdures jeunes.

— Ah ! s’écria Guillaume, qu’il ferait bon habiter l’une de ces fermes ! À quoi servent nos efforts et nos tourments ? On n’a plus le temps de vivre. Ici, nous serions loin de ces soucis qui mangent nos journées… si loin. Et la mer nous envelopperait de son infini.

Se détournant, il contempla la mer.

Le soleil se montrait, voilé ; d’étranges rayons troubles descendaient, s’égaraient sur l’étendue.

— Tu t’ennuierais, Guillaume, tu regretterais l’agitation du Strand, la fièvre des plaidoiries.

— Ah ! jamais ! protesta-t-il. Nous nous aimerions en paix. J’élèverais mon fils, et, dans la liberté de la campagne, j’en ferais un homme indépendant de son milieu. N’est-ce-pas le bonheur, cela ?

— Le bonheur… peut-être, dit rêveusement Germaine. Mais ce ne serait pas la vie complète.

— Ah ! toi, s’écria-t-il, violent, tu as besoin de tes vieilles femmes et de tes filles perdues ! de tous ces gueux qui font partie de ta vie.

— Guillaume ! Guillaume ! supplia Germaine.

Des paroles tendres comme des caresses lui venaient aux lèvres.

— Guillaume ! si j’étais croyante comme tant de femmes, souffrirais-tu de toutes ces pensées qui s’égareraient loin de toi, de mes prières, de mes adorations ?

— Ah ! quelle différence, murmura-t-il. Comment serait-on jaloux de Dieu ?…

— Mais, fit-elle doucement, ceci est ma façon d’adorer Dieu…

Ils avaient repris leur route. Ils descendaient maintenant vers la mer par un ravin étroit entre les deux falaises. Guillaume redevint silencieux, Germaine marchait les yeux fixés sur la mer.

Ils ne se comprenaient plus, tous deux parlaient des langues différentes. Et ils se faisaient souffrir.

Tout au bord de l’eau ils s’arrêtèrent dans un chaos de rocs et de cailloux que les falaises avaient laissés tomber. Contre le ciel pâle, elles dressaient, abruptes, leurs cimes surplombantes.

Les roches lentement se découvraient au milieu des lacs d’argent. Guillaume, assis sur une pierre, poussait des galets avec sa canne. Tous deux songeaient au é.

Un jour, dans leur tumultueux bonheur d’amoureux, ils n’avaient pu er la pensée de la mort et ils étaient venus écouter les vagues qui leur parlèrent d’éternité.

— Comme elle est triste aujourd’hui, elle semble lasse, murmura involontairement Germaine.

Le ciel blanc, lourd de nuages, pesait sur la mer. Le reflux sans un pli s’éloignait.

Germaine pensait : Oh ! qu’il ferait bon dormir comme cette mer et demeurer inerte, sans pensée !

À cet instant Willy se précipita entre eux. Il tenait une poignée d’algues roses qu’il jeta sur les genoux de sa mère.

— Elles sont jolies ces petites fleurs, maman, cria-t-il.

Germaine le serra contre elle dans un remords éperdu. Son enfant retrouvait la santé.

— Oh ! Guillaume ! s’écria-t-elle, vois-tu, il redevient vigoureux et ardent ! Combien je suis heureuse !

VII l4a66

Un jour, Willy courut à la rencontre de son père.

— Bonjour, papa.

Puis, très pressé d’annoncer un grand bonheur qui l’étouffait, il ajouta :

— Willy va au club, ce soir, avec maman !

Tout son petit être semblait prendre une importance démesurée.

— Ah ! dit Guillaume gravement, c’est pour ce soir !

Il s’était opposé à ce projet lorsque Germaine lui en avait parlé quelques jours auparavant.

— Mettre notre fils en avec « ça ». Elles ont beau s’être amendées, elles ont roulé dans les bas-fonds.

Germaine avait essayé d’expliquer ses idées.

— Vois-tu, Guillaume, je voudrais tant développer en ces pauvres filles l’instinct maternel. Rosa est si changée depuis qu’elle aime son enfant… Écoute… Il n’est pas bien d’avoir un trésor et de le garder.

— Ah ! dit amèrement Guillaume. À force de partager ses trésors on n’a plus rien à soi.

Elle avait insisté de son ton doux, lui donnant des raisons logiques qu’il était obligé de prendre au sérieux et de discuter.

Il avait fini par consentir.

— Oui, ma Chérie…

Le soir, Germaine trouva l’enfant très ému et impatient.

— Willy doit s’habiller, dit-il, Willy doit mettre son habit de velours…

— Willy, dit tendrement Germaine, ce soir, il y aura là de pauvres femmes qui ont des petits garçons… Ton bel habit leur ferait du chagrin.

— Pourquoi ? demanda-t-il, en plongeant dans les yeux de sa mère ses yeux si pareils. Pourquoi donc, maman ?

— Elles penseraient : Voilà un petit garçon qui a un bel habit de velours avec un col de dentelle, tandis que le mien n’a pas eu assez à manger aujourd’hui, ce n’est pas juste !

— C’est vrai, ce n’est pas juste, murmura-t-il, comme un écho.

— Elles se diraient : Mon petit garçon aussi a des boucles comme celui-là, et des yeux semblables, et j’aimerais lui mettre un habit de velours. Et je travaille bien plus que la maman de Willy qui est si bien habillée. Je travaille dans la pluie et dans la neige, dans la boue, quand il fait si froid, si froid, je travaille depuis le matin jusqu’au soir… Et pourtant je ne puis pas mettre de bons habits chauds à mon petit garçon, je ne puis même pas lui donner à manger autant qu’il a faim et avoir le médecin quand il est malade. Et elle aura tant de chagrin qu’elle pleurera peut-être, en regardant Willy dans sa blouse de velours.

— Willy ne la mettra pas, dit celui-ci gravement.

Germaine le serra dans ses bras.

— Tandis que si Willy a sa blouse de tous les jours, elles ne penseront peut-être pas ces tristes choses…

Willy avait jeté ses bras autour du cou de sa mère.

— Maman, murmura-t-il, Willy veut bien donner son habit de velours à l’un de ces petits garçons…

Germaine pressa l’enfant contre elle.

Ah ! comme il était bien son fils, comme il la comprenait, déjà… Les problèmes, les angoisses qui la tourmentaient trouvaient un écho dans cette âme de sept ans.

— Mon bien-aimé…

Ce fut tout ce qu’elle put dire.

Elle songeait à sa souf de sentir Guillaume si loin d’elle, à l’impression de solitude qui la glaçait aux jours difficiles. Et voilà que son fils, lui, la comprenait.

L’avenir tout d’un coup s’illumina : elle vit cet enfant, en qui elle avait allumé la flamme de sympathie, devenir un homme, accomplir son rêve, la tâche de justice qui l’écrasait, elle trop faible. Homme, il aurait le droit de vouloir. L’action lui serait facile. Les barrières tomberaient devant lui et les portes s’ouvriraient. Il serait un homme au cœur affamé de justice et que les misères des autres feraient souffrir…

Des larmes ruisselaient le long de ses joues.

— Maman pleure… pourquoi ? Willy a été méchant ?

— Oh ! non, Willy n’a pas été méchant, dit-elle en le couvrant de baisers. Oh ! non ! On pleure quelquefois parce qu’on a du bonheur…

Au moment où Germaine et Willy partaient, Geneviève Évoles entra.

— Ah ! vous allez à votre cercle, ce soir, Germaine. Je vous accompagne : Je suis curieuse de le voir enfin.

— Venez, dit en souriant Germaine.

— Mais vous n’essaierez pas de me convertir ?

— L’ai-je jamais tenté ? Vous savez bien que je respecte la liberté des autres.

— Comment, s’écria Geneviève en apercevant l’enfant, Maître Willy vient aussi !

— Oui, dit celui-ci en se rengorgeant, très fier.

— Je vous expliquerai dans le cab, dit Germaine, partons vite.

Dès qu’ils furent en route, elle lui dit rapidement ses motifs, en français.

— Vous croyez qu’il peut être utile ? redisait Geneviève d’un air de doute. Vous croyez qu’il peut avoir cette influence ?

« Et cela ne vous fait rien de le mettre en avec ces filles-là ? demanda-t-elle.

Germaine considéra un instant, avec un singulier sourire, son fils installé sur les genoux de sa belle-sœur.

— Vous parlez comme Guillaume, dit-elle, la voix un peu triste. Pourquoi les mépriserais-je, au point de regarder leur comme une souillure ?

Et elle ajouta :

— Ce qu’elles ont fait, bien des femmes du monde le font aussi. Seulement alors, chacun essaie de pallier leur faute, tandis qu’à ces filles-là, on refuse toute confiance désormais, tout emploi honnête. Ah ! oui, elles sont vraiment perdues. On les précipite dans la boue, on les y maintient.

Lorsque Germaine et Geneviève firent leur entrée dans la salle du cercle, presque tous les membres étaient réunis, une trentaine de femmes environ de dix-huit à trente ans.

Leur teint verdâtre semblait délavé par les brouillards londoniens. Les unes avaient le regard vif et sournois, d’autres, des yeux éteints, la contenance lassée des êtres qui se sentent pris dans la grande roue de la vie et la subissent sans espoir.

Néanmoins tous les visages s’éclairèrent à la vue de Germaine.

— Je vous présente mon petit garçon, redisait Germaine, qui tenait la main de Willy.

L’enfant, un peu intimidé, se serrait contre sa robe.

— Il est très fier d’être venu voir les amies de sa maman, poursuivait la jeune femme.

Et comme l’enfant baissait si bien son visage qu’on n’apercevait plus qu’une toison de boucles dorées, Germaine ajouta :

— Willy veut-il se conduire en baby ou bien en petit gentleman ?

— En petit gentleman, répondit-il.

— Alors, il faut dire bonsoir à tout le monde !

Willy se décida. Il allait de l’une à l’autre, sa menotte tendue ; peu à peu il s’enhardit et ajouta : « Comment vous portez-vous ? »

— Il faut n’oublier personne, Willy, recommandait Germaine qui le suivait des yeux.

Il se retourna et lui dit avec son grand sérieux :

— Willy essaie…

Quand il eut fini, il se précipita auprès de sa mère, qui organisait les différentes parties du chœur. S’emparant de sa main, il l’attirait à l’écart.

— Maman va être occupée, Willy, il ne faudra plus la déranger, dit Germaine.

— Willy peut-il demander quelque chose ?

Il avait une mine confuse et embarrassée qui la surprit.

— Mais oui, dis vite.

Willy appliqua ses lèvres contre l’oreille de sa mère et lui dit très bas pour que personne ne l’entendît :

— Il y en a une qui a voulu m’embrasser…

— Eh bien ! il fallait l’embrasser.

Il secoua si vivement la tête que ses boucles retombèrent sur ses yeux.

— Willy n’aime pas qu’on l’embrasse… excepté quand c’est maman.

Germaine dit à voix basse :

— Willy, il faut très souvent accepter des choses qu’on n’aime pas pour faire plaisir aux gens…

— Ça fait plaisir aux gens de vous embrasser ? murmura-t-il d’un air de doute.

Germaine considéra le petit visage si frais, si confiant, qui l’interrogeait. Il lui apparut comme une fleur divine.

— Les baisers de mon petit garçon sont mon grand plaisir. Et maintenant, écoute !

Les soprani préludaient.

— Willy sera très sage, il écoutera et ne fera point de bruit. Ensuite, il aidera maman à servir le thé.

— Il aidera maman à servir le thé… redit l’enfant comme un écho.

Il se laissa asseoir dans un grand fauteuil, et demeura immobile, la tête appuyée sur sa main. Une femme s’approcha et se mit à genoux pour le contempler. Lui, se retournant tout à coup, aperçut ce visage blafard et laid si près du sien, ces traits grossiers qu’animait un sourire d’adoration. Willy ne se sentait pas du tout à son aise. Il n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi laid. Il regarda du côté de sa mère. Elle était assise au piano, très occupée. Il eut envie de courir à elle, mais il se contint. Il ne devait pas laisser voir sa répulsion pour ne pas chagriner la femme.

Maman lui avait expliqué que toutes les femmes du cercle étaient très malheureuses et qu’elle les réunissait pour tâcher de les consoler un peu. Sûrement celle-ci avait été plus malheureuse que les autres. Il lui sourit et ne remua pas.

La femme ne s’en allait point cependant. Elle paraissait se trouver très bien, sur ses genoux, à regarder Willy.

— Comme vous ressemblez à votre mère… dit-elle enfin.

Ce mot fit plaisir à Willy. Il aimait toujours entendre dire qu’il ressemblait à sa maman.

— Pourquoi ne chantez-vous pas ? lui demanda-t-il.

— Je n’ai pas de voix, mon petit monsieur, répondit-elle.

— Ah !…

Pauvre femme ! elle n’avait plus même de voix.

Il fit un grand effort, et se tournant de nouveau vers elle, lui dit doucement :

— Vous savez, si vous voulez m’embrasser, cela ne m’ennuiera pas…

— Oh ! le chérubin ! murmura-t-elle.

Elle le prit d’un mouvement ardent et l’embrassa si fort que Willy en perdit un instant la respiration et demeura silencieux. Néanmoins il se remit et reprit, toujours à voix très basse :

— Est-ce que vous avez un petit garçon à vous ?

— Le bon Dieu vous bénisse !… Non, j’ai une petite fille.

— Ah ! dit Willy d’un air de vif intérêt. Grande comme moi ?

— Elle a le même âge que vous, monsieur, elle va à l’école déjà.

Willy, très humilié, murmura :

— Moi, je n’y vais pas…

— Oh ! quelle différence… Vous avez des bonnes pour vous garder, mais moi, je vais travailler dehors toute la journée. Alors, elle ne peut pas rester seule : il lui arriverait malheur…

— Et son papa ? demanda-t-il.

La femme secouait la tête d’un air si triste que Willy se rappela à temps les défenses de sa mère : il ne devait jamais poser des questions sur elles-mêmes aux grandes personnes.

— Comment s’appelle-t-elle, votre petite fille ? demanda-t-il.

— Germaine.

— Germaine ! cria-t-il, Germaine ! Mais c’est le nom de maman !

Et, dans son ravissement, il oublia de modérer sa voix, qui éclata, triomphante, déant le chœur.

Germaine se retourna et l’avertit du geste.

— Doucement, Willy !

Alors, l’air un peu confus, il répéta très bas :

— C’est le nom de maman !

— Mais oui, dit la femme, j’ai pensé que ce nom-là porterait bonheur à ma petite.

Puis il demeura immobile, les yeux fixés sur sa mère, qui, de temps en temps, se retournait pour lui sourire.

Les jeunes femmes étaient groupées autour du piano : les unes, inclinées sur leur cahier, chantaient à pleine voix. D’autres, en remuant leurs lèvres, laissaient errer leurs yeux, examinaient la dame en belle toilette qui accompagnait le docteur Évoles et le joli petit garçon, là-bas, dans le fauteuil. Quelques-unes se dissimulaient en arrière pour chuchoter et rire. Sans s’impatienter, Germaine les cherchait du regard, afin d’obtenir un moment de silence. Mais elle n’insistait guère :

« Il ne faut pas oublier qu’elles ont derrière elles dix ou douze heures de travail à la fabrique », pensait-elle.

Germaine abrégea la partie de chant, ce soir-là.

— Willy est un peu… sommeil, maman, murmura-t-il.

Et ses paupières alourdies clignotaient.

— Jamais Willy ne s’est couché aussi tard. Nous allons servir le thé, et nous partirons.

Willy tenait le sucrier des deux mains, serré contre sa poitrine, comme un objet très précieux, et il trottinait, attentif à n’oublier personne.

— On dirait qu’il a fait cela toute sa vie, dit Geneviève à sa belle-sœur. Il vous ressemble tant. Il vous aidera, plus tard.

Germaine sourit comme à une chère et familière pensée.

Geneviève rêva un instant en regardant les groupes de femmes et dit à mi-voix :

— Je comprends, Germaine. Vous essayez de leur faire oublier l’existence. Voyez ! elles rient ! Vraiment vous réussissez à leur donner chaque semaine un moment d’oubli. L’oubli. N’est-ce point-là ce que nous autres nous demandons à la richesse ?

— Où donc est Willy ? s’écria Germaine.

Geneviève lui montra son fils dans les bras de Mme John, une ancienne buveuse qui avait eu tant de peine à sortir de son vice, la mère de la petite Germaine.

L’enfant dormait, sa tête renversée contre l’épaule de la femme. Plusieurs ouvrières s’agenouillaient pour le mieux voir, et toutes parlaient bas ; l’une d’elles avait éloigné les lampes. Mme John penchait sur lui son visage en extase qui devenait presque beau.

Germaine s’était rapprochée, souriant. Et la femme eut l’air confus. Mais l’expression de Germaine la rassura.

— Il est joliment bien là ! dit-elle. Savez-vous que vous me le gâteriez vite, toutes, si je vous laissais faire !

Deux ouvrières avaient apporté le petit manteau et elles enveloppaient l’enfant avec de minutieuses précautions. Il ouvrit un instant ses paupières ensommeillées et les laissa retomber.

Lorsqu’il fut prêt, Mme John demanda :

— Madame, puis-je le porter dans la voiture ?

Germaine le reçut dans ses bras, l’étendit sur ses genoux et soutint la petite tête blonde qui s’abandonnait.

— Eh bien ! demanda Germaine en regardant sa belle-sœur.

— Que vous êtes donc étrange, Germaine, de pouvoir oublier la vie en ces créatures-là. Je retrouve chez elles les médiocrités, les petitesses, toutes les convoitises de nos milieux… de tous les milieux… Non, elles ne m’intéressent pas, oh ! pas davantage que les autres gens, d’ailleurs.

— Vous avez tort, dit tranquillement Germaine. On trouve parfois chez ces pauvres filles des délicatesses, des pudeurs d’âme, dont les gens du monde, les gens soi-disant bien élevés, sont le plus souvent incapables.

Il y eut un silence.

Geneviève reprit :

— Je préfère oublier la vie en me plongeant dans ces ions fatales, dont Wagner nous enivre et que les romanciers modernes nous content pour nous étourdir. Quelquefois, il me semble être Isolde. Je rejoue pendant des heures cette phrase angoissante et délicieuse et folle, ce motif d’amour qui m’obsède et me conquiert. Isolde m’infuse son âme. Je m’oublie. J’oublie un instant la platitude de cette vie où toutes les ions s’éteignent comme des feux de paille.

— La ion peut s’éteindre, dit Germaine. Mais l’amour demeure…

— Qu’appelez-vous l’amour ? demanda Geneviève.

Germaine rêva un instant.

— L’amour est la fécondation mutuelle de deux êtres… Ils pensent, aiment, souffrent, agissent, s’efforcent, s’élèvent ensemble… Et cet amour-là doit grandir toujours… à moins que l’on cesse de penser ensemble…

Elle s’interrompit. Et la conversation tomba.

Le lendemain, Geneviève entra chez sa belle-sœur, qui écrivait des lettres, tandis que Willy à ses pieds feuilletait des images.

Les deux jeunes femmes causaient, renversées sur le sofa. Geneviève sentait que Willy, campé devant elle, l’examinait.

— Que veux-tu, Willy ? demanda Germaine, remarquant enfin l’insistance du petit garçon.

Son fin visage s’empourpra. Il respira profondément et dit :

— Tante Geneviève est très belle.

— Alors, c’est une déclaration que tu me fais, ce soir, dit celle-ci, riant et l’attirant pour l’embrasser.

Mais Willy résista.

— Tante Geneviève a la même robe qu’hier, maman, dit-il avec son grand sérieux.

— Qu’a donc cet enfant ? demanda Geneviève.

Mais Germaine, saisie d’une appréhension, lui dit :

— Va jouer, Willy.

Il parut ne pas l’avoir entendue et reprit de son air songeur :

— Maman, tu as dit à Willy de ne pas mettre son habit de velours, pour ne pas faire de la peine aux femmes si pauvres. Alors dis ? Pourquoi tante Geneviève était si belle ? Pourquoi ? insistait-il.

— Enfant terrible ! murmura Germaine.

Mais Geneviève riait, de son rire d’éternelle blasée.

— Willy, dit sa mère, tante n’était jamais allée au cercle, elle n’a pas pensé à cela.

Et Geneviève ajouta :

— Cette parole enfantine est profonde. Nous aurons beau nous vêtir simplement, ces femmes nous sentiront toujours supérieures et privilégiées. Nous devons remuer en elles des jalousies et leur faire du mal. Je ne sais s’il ne faut pas regretter le régime de l’aumône. On donnait en protégeant, et, moyennant ces dons, on enseignait la résignation… Et l’on éprouvait la paix de ceux qui font l’aumône.

Germaine protesta, véhémente.

Et Geneviève reprit nonchalamment :

— Vous êtes une enfant, Germaine. La vie vous intéresse encore.

VIII 1r619

Le mois de juin s’annonçait brûlant ; une chaleur terrible accablait Londres.

Le matin, une buée rendait vaporeuses les longues perspectives de maisons. Les arbres des squares, des anciens cimetières enclavés dans les rues, n’agitaient plus leurs branches. Néanmoins ils donnaient l’illusion d’une fraîcheur, avant que n’ait é la marée de chaleur lourde, qui, chaque jour, étouffait l’énorme cité. Alors on croyait sentir peser l’haleine de ces millions d’êtres, ces haleines que n’emportaient plus les vents.

Les visites de Germaine à Drury Lane devenaient pénibles par ce soleil de feu qui exaspérait toutes les exhalaisons.

Germaine sentait l’énervement de Guillaume. Il l’observait, s’irritait de sa pâleur et la boudait durant des jours entiers. Elle souffrait.

Parfois, la voyant si triste, Willy grimpait sur ses genoux, la couvrait de baisers.

— Oh ! mon petit consolateur, mon petit consolateur… murmurait-elle, les yeux pleins de larmes.

— Maman ! disait-il, maman ! ne pleure pas, oh ! ne pleure pas, maman !

Un jour il lui demanda :

— Qui te fait du chagrin ?

Elle hésita une seconde :

— Personne… Les petits garçons ne peuvent pas comprendre.

Il prit un air mystérieux et dit comme s’il lui confiait un grand secret :

— Willy demandera, quand il parlera au bon Dieu, Willy demandera que sa Chérie n’ait plus de chagrin, jamais.

Germaine l’embrassa.

Le lendemain et les jours suivants, Willy prit des allures de mystère et il avait parfois dans les yeux un regard de triomphe.

Germaine sentait qu’il l’observait à la dérobée. Et elle le voyait ravi lorsqu’elle riait.

Un jour Willy, se précipitant dans le petit salon, la trouva immobile, des larmes roulant sur ses joues.

Il s’arrêta stupéfait.

— Maman pleure encore, maman a encore du chagrin ?

Il la contemplait en silence. Les larmes descendaient le long des joues maigries de Germaine.

— Tes petites larmes vont toujours plus vite, dit-il, gravement.

Puis il déclara d’un ton plein de rancune :

— Willy ne veut plus rien demander au bon Dieu… Il ne l’écoute pas… Willy est très fâché.

Germaine le pressait contre elle avec une tendresse ardente. Ah ! que lui importait tout le reste quand elle avait sur sa poitrine ce fardeau adoré, ce bel enfant câlin !

— Maman n’a plus du tout de chagrin… Maman est heureuse, ah ! si heureuse, quand elle a son Willy près d’elle.

— Je ne te quitterai jamais, murmura-t-il en se blottissant dans ses bras.

Un matin, Germaine ouvrit une grande enveloppe dont l’adresse était mise par une main inhabile.

— Willy, nos amies du cercle nous invitent ! Elles organisent une réunion samedi après-midi, de la musique, des comédies, et nous offrent le thé ! Quelle surprise ! C’est un résultat cela, Guillaume !

Elle lui tendit la feuille ; il parcourut les quelques lignes naïves, où la reconnaissance s’exprimait gauchement.

Il sourit :

— Si tu crois que je trouve extraordinaire qu’on t’aime, dit-il à demi-voix.

Willy battait des mains.

— Willy est invité !…

Mais le lendemain il s’enrhuma. Sa toux inquiétait Germaine.

— Willy ne fait pas exprès, murmurait-il docilement.

Le samedi elle ne le trouva pas assez bien pour l’emmener.

— Il y aura des portes ouvertes, des courants d’air, Willy, et je ne pourrai pas te surveiller, disait-elle, désolée de son chagrin. Maman aussi est triste.

Il appuya contre la joue de sa mère sa joue mouillée de larmes et dit avec un gros soupir :

— Willy ne pleure plus !

— Willy s’ama avec Rosa, et ce soir, maman lui rapportera une surprise.

— Une surprise ! dit-il, ravi.

Un peu triste, il vit partir sa mère.

— Encore un baiser, maman ! Embrasse Willy encore une fois !

Germaine se retourna.

Et les deux petits bras s’attachèrent autour de son cou, ionnément.

Lorsqu’elle entra au cercle, Germaine fut heureuse de ne pas l’avoir amené, tant le brouhaha était grand.

Miss Loughton, convoquée avec ses résidentes, arriva, joyeuse, et félicitant Germaine.

Cependant, on avait fait asseoir les invitées, et la représentation commença.

Les cinq ou six plus délurées parmi les jeunes filles jouèrent une comédie, apprise et montée sous la direction de Mary, qui se rappelait les représentations de Black Town. Elles avaient cousu leurs costumes elles-mêmes avec cette ingéniosité des filles pauvres qui savent acheter pour quelques sous des étoffes jolies.

Germaine oubliait toutes les difficultés et les amertumes dans la grande joie qui débordait de son cœur.

— J’étais loin de m’attendre à cela… murmurait-elle.

Miss Loughton, ravie, applaudissait :

— Mais voyez-les ! quel entrain ! comme elles ont l’air heureux !… Ces pauvres enfants ont créé quelque chose qui procure un plaisir à d’autres. Voilà des semaines, sans doute, qu’elles prennent de la peine et mettent de côté leurs sous, au lieu de les boire. Elles s’attachent à des distractions nobles. L’étincelle de vie ne s’éteint jamais complètement : chez les plus lasses et les plus abruties, un souffle d’amour suffit pour qu’elle se ranime. Ah ! mon enfant, venez que je vous embrasse.

Elles furent interrompues. Mme John s’approchait.

— Alors, vous ne l’avez pas amené, votre garçon ? demanda-t-elle à Germaine.

— Non… il tousse un peu… il a pleuré de ne pas venir.

— Ah ! faut bien le soigner… faut bien le soigner…

— Merci, Mme John. Il est plutôt robuste et pourtant je suis toujours inquiète, dit Germaine en souriant.

— Il est temps de partir pour ceux de Black Town, dit miss Loughton. Germaine, nous faisons route ensemble jusqu’à la gare de Liverpool. C’est votre chemin le plus direct.

Germaine hésita une seconde, songeant à Willy qu’elle avait hâte de retrouver.

Miss Loughton ajouta :

— Il y a si longtemps que je ne vous ai vue…

Miss Loughton et Germaine sortirent ensemble.

Le ciel ressemblait à un immense pétale de rose. Les rues s’enfonçaient, mystérieuses et féeriques, brouillées d’or.

— Une belle journée, dit Germaine avec émotion.

— Oui, appuya miss Loughton de sa voix chaude. Une bien belle journée…

Germaine s’écria :

— Ah ! j’aime Londres, en été, en hiver, toujours. J’aime son ciel, ses couchers de soleil, la Tamise… jusqu’à ses brumes. Miss Loughton, n’est-ce pas merveilleux, ce crépuscule qui tombe, pareil à des mousselines bleues, le long de ces hautes rues, et cet intense mouvement sans fin…

Une brise s’élevait, ant sur les fronts, comme une caresse, après cette accablante journée. Germaine respirait à pleine poitrine. L’allégresse de l’œuvre en marche la ravissait, une œuvre difficile, réussissant au-delà de ses espérances. Elle allait rentrer, Willy l’attendait à la maison ; et Germaine pensa qu’il faisait bon vivre…

Elle éprouva un choc brutal : la souf de Guillaume lui remontait au cœur. À l’instant où les efforts de huit années faisaient surgir cette fleur de vie, Germaine sentait sa conscience apaisée sourire.

Guillaume ne comprendrait-il jamais ? Que fallait-il pour qu’il comprît ?

Et l’inquiétude soudaine des yeux gris alarma miss Loughton.

Germaine fut sur le point d’avouer ses luttes.

— Oh ! rien de grave, murmura-t-elle. Des batailles dans ma conscience…

— Pauvre enfant, répondit miss Loughton. Que je voudrais que la vie s’illuminât devant vous…

— Merci ! Je suis ingrate… Une journée comme celle-ci donne des forces et du courage pour longtemps !

Germaine accompagna son amie jusqu’aux grands escaliers de Liverpool Station, lui serra les mains, la vit se perdre dans la cohue.

L’obscurité venait, une obscurité bleue, traversée de lueurs ; on eût dit que les rayons du soleil, resplendissant tout le jour sur l’asphalte, avaient laissé des clartés. Des feux jaunes, rouges, verts descendaient, se croisaient, tournoyaient. C’était une fantastique et vertigineuse valse de lumières.

Un mouvement de foule assaillait la gare, au pied des escaliers venait se briser l’incessante vague humaine ; des remous se reformaient et se perdaient au loin dans les rues bleues.

Germaine acheta un jouet pour Willy et fit appeler une voiture.

Elle souriait de se voir emporter, flot de l’énorme marée ; son cœur en fête battait d’énergie et de joie.

— Il fait bon vivre, ce soir.

IX 5z5652

Germaine monta rapidement les quelques marches. Elle aperçut aux patères des chapeaux d’homme à côté de celui de Guillaume.

— Guillaume a des amis !

La femme de chambre, en la voyant, s’arrêta au milieu du vestibule. Elle avait une figure bouleversée et ne put que balbutier :

— Madame… oh ! madame…

Germaine la regarda.

— Jane ! qu’y a-t-il ? Willy ?

À cet instant un pas retentit et Guillaume parut. Son visage était couleur de terre et son front, horriblement contracté.

Germaine se jeta sur lui.

— Guillaume !…

Il l’entraîna dans son cabinet et, la tenant par les deux bras, dit d’une voix qui n’était pas la sienne :

— Oui, c’est un accident.

Et il continua, répondant à la question d’épouvante qui dilatait les yeux de sa femme :

— Non, il n’est pas mort. Il est tombé de l’escalier… il y a deux heures. Je ne savais où tu étais, j’ai fait chercher Green et Morris. Ils sont là. Il est dans sa chambre. Nous irons le trouver dès que tu seras assez calme.

Germaine demeurait pétrifiée. Elle comprimait la tempête de désespoir qui montait en elle. Il fallait étouffer la voix de la mère et redevenir pour son fils le docteur imible qu’elle était au chevet des étrangers.

— D’où est-il tombé ? demanda-t-elle enfin.

— Il est tombé du second étage sur les dalles du vestibule par la cage de l’escalier, répondit lentement Guillaume.

Germaine eut une exclamation d’horreur et, se dégageant de l’étreinte de son mari, elle monta en courant.

Sur le palier, Germaine s’arrêta une seconde, puis elle ouvrit la porte.

Une lampe éclairait le lit.

Les deux docteurs, qui se tenaient penchés sur l’enfant, se reculèrent.

Willy était insensible, le visage à demi caché par les compresses glacées, les yeux fermés. Un filet de sang coulait de son oreille. Germaine le considéra, prit la main qui pendait inerte, et, doucement, de ses longs doigts qui l’effleuraient à peine, palpa la petite tête. Puis elle ausculta l’enfant. Des ecchymoses marbraient la chair livide. L’examen dura longtemps. Un silence absolu avait saisi la chambre. Puis Germaine, avec une tendresse infinie, le recouvrit. Elle savait qu’il était perdu.

Elle se leva et ses yeux rencontrèrent les yeux des docteurs pleins de pitié. Elle vint à eux, et ils échangèrent à voix basse quelques paroles rapides. Ils lui rendirent compte de ce qu’ils avaient tenté. Elle approuva de la tête, et ils émirent leur avis sur le traitement à suivre.

Mais Germaine savait. Elle savait aussi bien qu’eux. Elle les regarda en face et demanda :

— À quoi bon le tourmenter ?

Et tous trois se penchèrent de nouveau sur le lit.

Guillaume, à l’écart, interrogeait leurs attitudes, rongé par le sentiment de son impuissance. Sa femme préparait un sac de glace. Il enviait ces étrangers qui l’aidaient, qui touchaient et soignaient ce corps d’enfant, toute sa joie et son orgueil.

Germaine éprouvait un désir éperdu que l’enfant reprît connaissance.

Oh ! ces yeux, ces yeux fermés, s’ils pouvaient se rouvrir ; oh ! boire encore une fois le sourire de ces profondes prunelles.

Mais les minutes s’écoulaient, longues, et le petit corps semblait déjà un cadavre tant il apparaissait rigide. La flamme d’une bougie vacillait, faisant courir sur les chairs d’étranges reflets jaunes.

Guillaume, avec un frisson, se disait tout à coup :

— Il est mort…

Les heures aient.

Le Dr Green était parti, mais le Dr Morris, un ami de Germaine, demeurait.

Les heures s’écoulaient.

Guillaume et Germaine avaient perdu la notion du temps. Il leur semblait que, de toute éternité, ils avaient été assis dans cette chambre, sous cette lampe, attendant l’événement terrible, épiant la marche des ombres sur ce visage.

Parfois ils croyaient les voir cre, plus profondes et plus grises, les joues délicates. Parfois Germaine s’imaginait surprendre un mouvement.

— Il a bougé, murmurait-elle.

Mais le Dr Morris hochait la tête.

On entendit des pas, quelqu’un entra. C’était le Dr Green qui revenait.

— Aucun changement ? demanda-t-il.

Derrière lui, Rosa s’était glissée.

Guillaume, à sa vue, fit un geste de colère.

Il marcha vers elle :

— Que voulez-vous ?

— Voir… si madame n’a besoin de rien… murmura-t-elle.

— Non !… Allez…

— Oh ! laissez-moi rester !

Son accent était si suppliant, sa figure si défaite, que Guillaume la laissa er. Elle se réfugia dans un coin de la chambre. Tout à coup, on entendit la voix de Guillaume qui disait :

— Peut-être devrais-je faire appeler mon frère François ?… Il est son parrain…

Il s’interrompit avec un geste d’accablement.

— À quoi bon…

Un grand silence se fit ; on distinguait la respiration saccadée, si faible, de l’enfant.

Une horloge sonna dans le lointain, une autre lui répondit et, machinalement, tous, ils comptèrent les coups :

— Minuit…

Le Dr Green s’approcha de Germaine et lui dit très bas :

— Vous devriez ménager vos forces, madame, et prendre un peu de repos. Vous en aurez besoin… longtemps…

Germaine releva la tête.

— Longtemps… murmura-t-elle. Vous savez bien que ce ne sera pas long…

L’horrible chose était déjà là, tout près. Rien au monde ne l’empêcherait d’entrer. Germaine croyait l’entendre, éprouvait le violent et puéril désir de barricader la chambre, de se faire écraser pour que la porte ne s’ouvrît pas.

Soudain, Germaine crut discerner un frémissement des longs cils recourbés.

Willy ouvrit les yeux. Un brouillard flottait devant eux et ils contemplaient très loin des images inconnues.

Germaine s’était jetée à genoux :

— Willy, mon bien-aimé petit Willy…

Une tendresse éperdue tremblait dans ses paroles, si douces qu’elles semblaient des baisers jetés à l’âme fuyante de Willy.

Un sourire se fit jour au travers du voile qui troublait les yeux gris, et le regard de Willy reparut, si câlin.

— Ma Chérie… murmura-t-il.

Ses yeux s’arrêtèrent sur sa mère, agrandis, lumineux, seule parcelle vivante du corps insensible.

Germaine lui murmurait les mots qu’il aimait, l’appelait son petit ami, et sa voix était chaude, presque joyeuse.

— Ma Chérie…

Germaine et Guillaume, penchés sur le lit, avaient conscience que cette minute était la dernière où ils possédaient leur trésor.

Willy les regardait. Puis, les paupières se refermèrent.

On entendit Rosa qui sanglotait.

Un peu plus tard, le changement suprême commença. Il y eut deux ou trois secousses des petits membres, un râle léger, très court, puis l’immobilité s’établit, marmoréenne.

Germaine, qui tenait la menotte, se retourna vers son mari.

— C’est la fin, Guillaume, dit-elle doucement.

Elle se remit à contempler son fils.

Il y eut un mouvement dans la chambre. Germaine sentit qu’on lui prenait les mains : les deux docteurs partaient. Rosa sortit derrière eux. Ils étaient seuls, Guillaume et elle, avec leur enfant.

Soudain, un son rauque, puissant, s’éleva dans la chambre ; c’était comme des poussées de douleur montant des entrailles d’un être fort à l’agonie. Guillaume pleurait. Germaine se leva, s’approcha, l’entoura de ses bras. Il souffrait, il avait besoin d’elle. D’effrayants hoquets se heurtaient, crevant sa robuste poitrine. Elle l’appela :

— Guillaume !

Il la vit, inclinée vers lui. Il tint un instant fixés sur elle ses yeux qui se durcissaient, et où a une effrayante rancune.

— Laissez-moi !

Germaine se recula comme une automate… Elle revint au lit, tout blanc, où la figure de Willy se détachait, plus blanche encore, dans le brouillard d’or de ses boucles.

Jusqu’au matin, ils demeurèrent immobiles, sans parole, auprès de l’enfant mort.

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Germaine n’eut jamais un souvenir net des heures qui suivirent. Elle avait vu le carré vaguement lumineux de la fenêtre, en face d’elle, se découper d’une façon plus précise, puis resplendir ; une lumière inonda la chambre.

Elle se dit :

— Comme il fait beau, aujourd’hui !…

Le visage de Willy parut plus blanc dans la lumière du jour. La lampe s’éteignit. Des heures encore s’écoulèrent.

Puis des gens entrèrent, parlant à voix basse, lui prenaient les mains, se mouvaient autour d’elle comme des fantômes.

On l’embrassait. Quelqu’un essaya de l’emmener et elle entendit sa propre voix qui disait :

— Non, je ne veux pas…

Alors on la conduisit près de la fenêtre et, instinctivement, elle se pencha au dehors, avide d’un peu de fraîcheur. Une brume répandue dans sa tête, dans ses membres, s’interposait entre elle et le monde extérieur. Cependant l’air matinal qui lui soufflait au visage la ranima. Alors elle éprouva des sensations d’une acuité extraordinaire ; les bruits se prolongeaient sans fin, en ondes douloureuses, dans son cerveau ; la silhouette des ants, le détail de leur toilette s’accentuaient tellement qu’ils lui semblaient des caricatures. Cette femme avait à sa robe un pli bizarre, celle-ci marchait le ventre en avant d’une façon odieuse. Ce monsieur se dandinait. Tous ils s’en allaient, rapides, avec des visages satisfaits ou renfrognés, préoccupés de vétilles, indifférents aux agonies qui se déroulaient dans les hautes maisons closes. Germaine les prit en haine et, brusquement, se retourna.

Des fleurs blanches entouraient Willy. Il y avait des roses et des marguerites en profusion, et de longs glaïeuls et des lis.

Elle continuait à entendre des voix autour d’elle qui venaient de loin, redisant avec insistance de petites choses triviales.

Quelqu’un répéta plusieurs fois :

— Elle n’a rien pris… rien pris… elle n’a rien pris depuis hier.

Une autre voix répondit :

— Il faudrait lui faire prendre… lui faire prendre…

Elle sentit qu’on introduisait une cuiller entre ses dents.

Elle se recula, fit signe que non, qu’elle ne voulait rien.

Alors une voix pleine de pitié répéta plusieurs fois :

— Laissez-la tranquille.

Et l’autre voix redisait, tenace :

— Mais elle n’a rien pris… rien pris…

Germaine finit par desserrer ses lèvres. Une chaleur la pénétra. Elle se leva, marcha jusqu’au lit.

L’enfant dormait.

Il avait son habit de velours blanc et son grand col de guipure ; il tenait dans ses menottes rigides une poignée de roses.

On l’avait habillé pendant qu’il dormait. Où devait-il aller ? Où donc devait-il aller ?

Germaine avait conscience d’une catastrophe qui bouleversait leur vie. L’atroce douleur demeurait en elle, supprimant sa mémoire, sa capacité de comprendre et d’agir.

La figure de Guillaume a devant elle, si ravagée, que Germaine eut une révolte. Quand cela finirait-il ? Jusqu’à quand se prolongerait ce cauchemar qui les rendait fous ? Et elle s’écria :

— Réveillez-nous, par pitié ! Réveillez-nous !

Des heures encore s’écoulèrent.

Germaine demeurait immobile, tout son être raidi dans la contemplation de l’enfant. Un seul intérêt lui restait au monde : regarder ce corps.

Obscurément elle comprenait que quelque chose s’interposerait, une implacable force lui arracherait l’enfant et toute sa tendresse, sa désolation, sa puissance de vie ne pourraient le retenir.

Ce fut de nouveau la nuit.

Germaine aperçut des lampes autour d’elle. Comme en rêve, elle voyait er les figures de sa belle-mère, de Geneviève, de François, étrangement changées, changées comme ils l’étaient eux-mêmes, Guillaume et elle, et Willy.

Les heures s’écoulaient lentes, lentes. Germaine les entendait sonner et chaque fois une voix criait en elle : une de moins… Elle entendait aussi cette parole revenir comme une obsession : la dernière nuit…

Le crépuscule bleuit la fenêtre. Une lueur grandit. Le jour enfin.

Germaine reconnut une figure qu’elle n’avait jamais vue encore dans cette chambre, une figure du cercle ; qui donc ? Oh ! Mme John ; elle se tenait au pied du lit, debout, étouffant ses sanglots et ayant dans les mains une gerbe de marguerites blanches dont elle ne savait que faire. Puis elle disparut à son tour.

Germaine se sentit embrassée avec une vigueur qui la réchauffa. Et elle reconnut miss Loughton. Tous ceux qui l’aimaient… Que venaient-ils donc faire dans cette chambre à regarder Willy dormir ?

De nouveau on essaya de l’entraîner.

Guillaume et François, les joues toutes blanches et la voix tendre, la voix qu’on prend pour parler aux enfants malades, lui disaient :

— Ne veux-tu pas descendre ?… Il y a des amis en bas…

— Non, oh ! non, laissez-moi.

La perspective de voir du monde, d’entendre des voix lui était odieuse. Elle se cramponna au lit.

Pourquoi voulait-on l’empêcher de le regarder encore ? C’était la seule chose qu’elle demandât, la seule dont elle eût besoin, et c’était un besoin irrésistible, impérieux, comme une douleur.

— Laisse-la, dit Guillaume.

Alors ils apportèrent une boîte longue en bois ciré, doublée de satin. Ils mirent à l’intérieur l’oreiller bordé de dentelles.

Puis Guillaume prit le petit corps dans ses bras ; une menotte pendait, et les boucles se répandirent sur l’épaule du père.

Doucement, avec des précautions infinies, il coucha l’enfant dans la boîte, François l’entoura de roses blanches et, penchés au-dessus, ils le regardèrent. Déjà Willy leur apparut plus lointain. Sa tête se détachait, si pâle sur le satin blanc du cercueil, dans la blancheur plus chaude du velours, au milieu des roses. Guillaume disposa les boucles en auréole. La chair durcie prenait des reflets bleuâtres, il y avait au front et le long du nez pincé des luisants comme sur un visage de marbre ; les lèvres étaient livides. Guillaume essaya de lui remettre les mains sur la poitrine, mais il ne put continuer ; il s’écroula, étouffé de sanglots.

Tout d’un coup Germaine s’éveilla.

La réalité lui apparut et la cingla d’une intolérable souf. Au lieu des obscures perceptions qui la hantaient, ce fut un soudain avec l’épouvantable chose.

Willy était mort. On l’avait mis dans sa bière. On allait l’emporter.

François cherchait un objet dans la chambre. Le craquement de ses pas était inable à Germaine. Ensuite il se pencha sur le cercueil, et l’on entendit le froissement des boucles sous les ciseaux.

— Pas trop, murmura Guillaume… Il est si beau ainsi.

Germaine se cramponnait à la bière.

— Encore, encore une minute… encore…

Mais les minutes aient, le temps n’avait plus pour elle aucune signification, elle se sentait au bord de l’éternité. Quelques instants encore… puis le trou noir, infini.

Et cette idée de séparation absolue balayait toutes les autres en une tourmente de désespoir.

Germaine sentit sur son bras l’étreinte affectueuse de François. Il lui parlait d’un ton déférent, pénétré de tristesse et de douceur… Il parlait de revoir, d’autre vie… de petits anges… Il disait :

— Germaine… soyez raisonnable… L’heure est venue… on vous attend.

L’heure est venue… L’heure est venue… L’heure que lui faisait pressentir chaque heure qui sonnait à l’église, la nuit dernière. Elle était arrivée. Elle était là.

— Germaine, reprenait François, regardez Guillaume, combien il est malheureux, vous augmentez sa souf ainsi…

Et doucement il détachait les doigts crispés sur le bord de la bière. Germaine ne résistait plus ; il l’entraîna vers la fenêtre, puis, rapidement, revint au lit, et ferma le cercueil.

François et Guillaume le descendirent. Germaine écouta le bruit de leurs pas décroître dans l’escalier. Une porte s’ouvrit, se ferma. Un grand silence. Ensuite, de nouveau des pas et des voix. Elle entendit des chevaux piaffer sur le pavé. Il y eut un roulement de voiture.

Germaine à la fenêtre se penchait. Elle vit dans un corbillard qui s’en allait une montagne de fleurs blanches, une montagne de fleurs… et sous ces fleurs on avait couché le corps de Willy.

Germaine se jeta sur le lit vide et sa douleur éclata en cris, des cris effrayants de chair à l’agonie.

Puis tout sombra dans une torpeur.

On lui avait fait prendre un calmant. On était inquiet pour sa raison.

XI 12452v

Germaine demeura plusieurs heures anéantie dans ce sommeil de plomb. À la fin de l’après-midi, elle s’éveilla et, lentement, reprit conscience.

Elle pensa tout de suite à Guillaume. Son visage ravagé la hanta ; elle éprouva le désir d’être auprès de lui et de souffrir ensemble. Elle était dans son lit ; on avait clos les rideaux, mais le soleil ruisselait le long des lourdes étoffes. L’interminable journée n’était pas encore finie.

Sa femme de chambre dormait dans un fauteuil. Germaine l’appela.

Monsieur était sorti… il était allé… il n’était pas encore rentré.

Germaine voulut s’habiller.

Une question brûlait ses lèvres. Mais elle ne la poserait qu’à Guillaume. Et puis elle voulait être très calme avant qu’il n’arrivât.

Des vêtements de deuil étaient préparés. Germaine fit un geste de surprise.

— C’est Mme Évoles qui les a apportés ce matin… dit la femme de chambre, répondant à son regard.

Elle adoucissait sa voix dans un grand respect plein de pitié. Germaine lui était reconnaissante de parler bas et d’avoir de petits mouvements doux. Une immense lassitude l’accablait.

Elle se rendit au cabinet de Guillaume et s’efforça de ne pas penser, afin de garder un peu de courage.

Il faisait nuit quand la porte s’ouvrit. Germaine avait ordonné d’allumer les lampes et elle était dans son fauteuil comme de coutume.

Guillaume s’arrêta sur le seuil.

Tous deux éprouvaient la même sensation : quatre jours auparavant la voix joyeuse de Willy clamait :

— Ah ! voilà papa !

Et l’enfant courait au-devant de lui.

Germaine s’était levée. Elle s’approcha de son mari, si chancelante, si pâle dans ses vêtements noirs qu’une grande pitié le saisit. Il la prit contre lui. Germaine laissa retomber sa tête fatiguée sur cette poitrine virile, où tant de fois elle avait trouvé un appui.

Incapables de pleurer encore, ils se regardaient et s’étreignaient, et ils sentaient que, seul, leur amour pouvait les soutenir.

Soudain, Germaine vit er dans les yeux de son mari un regard différent, qui la glaça. Il les détourna, mais elle suivit son mouvement ; les yeux de Guillaume exprimaient une haineuse rancune. Il l’avait regardée ainsi, déjà, au chevet de l’enfant mort.

— Guillaume ! murmura-t-elle.

Et elle l’enlaçait plus tendrement.

— Guillaume !

Sa voix résonna comme un appel dans la pièce silencieuse. Elle sentit les bras de Guillaume retomber.

— Laisse-moi… dit-il.

Elle s’écarta de lui, interdite, ne comprenant pas, trop lasse pour chercher à s’expliquer.

Et, tout à coup, la question lancinante, qui l’obsédait depuis son réveil, se posa.

— Comment cela est-il arrivé, Guillaume ?

Le visage de Guillaume se contracta.

— Demande à Rosa, dit-il, brutalement.

— Rosa… répéta Germaine.

— Oui, cette misérable fille en qui tu avais confiance, cria-t-il, exaspéré. Elle aura bavardé avec quelque cocher, elle a tué Willy…

Sa colère était effrayante. Jamais sa femme ne l’avait vu ainsi, lui, toujours si respectueux, si tendre, qui ne se permettait jamais en sa présence un mot violent.

Elle sortit sans répondre, gagna sa chambre, sonna et dit qu’on lui envoyât Rosa.

Elle s’assit et attendit.

Quelques instants plus tard, Rosa entra. Des sanglots la secouaient tout entière. Germaine eut pitié.

— Asseyez-vous, dit-elle.

Rosa se jeta à genoux.

— Oh ! madame… madame… disait-elle d’une voix entrecoupée. Je voudrais mon enfant mort à sa place !

— Chut, Rosa. Voyez-vous, la seule chose que vous puissiez faire pour moi, maintenant, est de me raconter, bien tranquillement, comment c’est arrivé.

Rosa, subjuguée par son calme, essaya d’obéir. Mais des sanglots hachaient ses phrases.

— Madame, il s’amusait avec les images que monsieur lui avait rapportées le matin. Je cousais près de lui. Une voiture s’est arrêtée devant la maison. J’ai dit : « C’est madame ! » J’ai levé le store pour regarder dans la rue. M. Willy a crié : Maman ! Maman ! Et je l’ai entendu qui courait. Je me suis rappelé que la porte de la chambre était ouverte à cause de la chaleur. Je me suis précipitée. Madame… il faut qu’il ait essayé de descendre à califourchon la rampe de l’escalier, comme le jour où monsieur l’a tellement grondé… Je l’ai vu perdre l’équilibre par-dessus la balustrade. Puis il y eut un horrible bruit… j’ai vu le corps sur les dalles, et monsieur qui rentrait…

— Pauvre Guillaume ! murmura Germaine.

— Oh ! c’était affreux, madame. Alors je me suis sauvée, j’aurais voulu disparaître. Mary est venue me chercher. Monsieur me demandait pour déshabiller M. Willy. Je tremblais si fort que je ne pouvais pas dénouer sa cravate. Il ne bougeait plus. Monsieur m’a dit : « C’est vous qui le gardiez ? » Il n’a pas ajouté un seul mot…

Rosa se tordit les mains.

— Oh ! madame… madame… moi qui l’aimais tant…

Les paroles s’entrechoquaient, incohérentes et désolées. Germaine, émue de sa détresse, essayait de la calmer.

— Non, ma fille, je ne vous retire pas ma confiance… Je sais que vous l’aimiez… que vous auriez donné votre vie pour lui…

— Oh ! madame… madame… sanglotait Rosa.

— Seulement… à cause de monsieur, vous comprenez… à qui votre figure rappelle… cette minute atroce, il vaudra mieux que vous nous quittiez…

Rosa sanglota plus fort.

— Je vous trouverai une place, ajouta Germaine et je dirai à monsieur que vous avez encore mon affection… Et maintenant, si vous ne pouvez être calme, ma fille… il faut me laisser… car vous me faites mal…

Germaine demeurée seule, épuisée, voyait continuellement l’enfant se précipiter en criant : Maman ! et le petit corps arrivant sur les dalles aux pieds de son père.

On frappa.

— Madame veut-elle venir souper ? Monsieur est à table.

Déjà l’existence l’attendait, impitoyable.

Germaine se représenta Guillaume, tout seul et si malheureux. Elle vainquit sa fatigue, se leva, fit quelques pas. Mais la tête lui tournait trop violemment, ses artères battaient en ondes de feu. Elle chancela, étendit ses deux bras devant elle.

La femme de chambre, épouvantée, se précipita pour la soutenir et la posa sur son lit.

— Appelez monsieur, murmura Germaine.

XII 423h6n

La reprise de la vie au lendemain d’un grand chagrin fut épargnée à Germaine.

Elle eut une fièvre cérébrale ; Guillaume crut la perdre.

Sans cesse, dans son délire, elle s’entretenait avec l’enfant mort.

— Viens sur les genoux de maman, lui raconter ta promenade… Willy, viens m’embrasser… Ma petite consolation… Oh ! que tes joues sont fraîches… Viens poser tes lèvres sur le front de maman… Willy… que je sente tes petits bras autour de mon cou… encore…

— Elle est heureuse… murmurait amèrement Guillaume.

Peu à peu cependant le délire cessa, la fièvre diminua, tomba.

Germaine demeurait de longues heures étendue, sans mouvement, les yeux grands ouverts ; elle reprenait conscience.

Dès lors, Mme Évoles et Geneviève osèrent parler de Willy.

Lorsqu’elles rappelaient sa beauté, sa force, son intelligence précoce, ses colères et ses désespoirs d’enfant ardent, Germaine souriait. Il lui semblait ainsi s’entourer de la petite âme. Puis, elle se mettait à pleurer, doucement, longuement, comme si jamais plus ses larmes ne pourraient s’arrêter.

Guillaume, ne ait pas d’entendre le nom de l’enfant. Sa femme entrait en convalescence. Il évitait le tête-à-tête.

Au bout de trois semaines, Germaine put se lever. On la transportait sur une chaise longue, près de la fenêtre, et elle demeurait là, tranquille, à regarder les nuages blancs courir dans le ciel.

Ses premiers pas furent pour la chambre de Willy.

Les stores étaient baissés et l’on y respirait une fraîcheur de cave. Germaine se laissa tomber dans le fauteuil où, tant de fois, elle s’était assise avec l’enfant niché contre sa poitrine. Ses yeux s’accoutumaient à l’obscurité. Elle regarda. Les jouets s’entassaient pêle-mêle sur un rayon de l’armoire ; il y avait là, oubliés sous une chaise, deux petits souliers ; Germaine les baisa ionnément. Une révolte crispait son être. Pourquoi n’était-elle pas morte ? Elle se rappela ses premiers éclairs de conscience et le soulagement qu’elle éprouvait à se sentir si malade. Tout de suite la pensée de Guillaume intervint. Oh ! non, elle voulait retrouver ses forces, reprendre auprès de lui sa vie, l’entourer de sollicitude comme autrefois…

Bientôt, elle put descendre, assister aux repas. Ils demeuraient assis l’un en face de l’autre, sans courage pour manger, parler, trouver des mots qui ne fussent pas cruels.

Guillaume se refusait toujours à parler de Willy. Il changeait de sujet brusquement, ou il quittait la chambre. Et Germaine éprouvait un tel besoin d’évoquer entre eux ce souvenir qui les rapprocherait.

Guillaume se montrait attentif, prévenant, soucieux de sa santé. Mais quelle différence avec le Guillaume des anciens jours, qui sans cesse désirait sa présence et pour qui sa caresse était le repos et la consolation suprême ! Il semblait qu’une gêne, survenue entre eux, grandît de semaine en semaine.

Un après-midi, en sortant de table, Guillaume demanda :

— Tu n’es pas encore allée à Drury Lane !…

Elle le regarda, interdite, et s’appuya, chancelante, contre le mur.

— Mais, Guillaume, je ne suis pas sortie…

Il la vit si pâle et si maigre, découpant dans le resplendissement de la fenêtre une si pitoyable silhouette noire, qu’il eut un remords et, l’entraînant au salon, il parla d’autre chose.

Mais Germaine ne l’écoutait plus. Elle comprenait.

Ce fut une éblouissante et horrible révélation qui lui expliqua l’attitude de Guillaume et cette contrainte les paralysant.

Guillaume la rendait responsable de la mort de Willy. Dès la première heure, son désespoir fut empoisonné de cette arrière-pensée. Au chevet du petit cadavre, Germaine s’était réfugiée dans ses bras, et, après ces heures d’agonie, il l’avait repoussée en disant :

— Laissez-moi !

Germaine lutta contre l’abominable idée, se débattit en vain. Elle ne pouvait plus douter… C’était « cela » qui, jour après jour, se dressait entre son mari et elle et qui, peu à peu, transformait l’amour de Guillaume en haine.

Elle s’était laissée aller dans un fauteuil, les yeux fermés, atterrée. Il la crut évanouie et l’appela. Elle rouvrit les paupières et fixa sur lui ses yeux pleins de reproches. Il ne comprit pas.

Elle éprouvait l’intense désir de se défendre ; mais elle savait qu’au nom de son fils, Guillaume quitterait la chambre.

Elle se tut.

Dès lors elle sentit toujours là, dès que Guillaume entrait, le fantôme. Il s’asseyait entre eux, à leur table, et les suivait au salon sous la lampe. Il s’interposait entre leurs caresses. De jour en jour, Germaine le sentait plus vivant, plus impérieux, assujettissant davantage l’âme de son mari.

— Je devrais parler… Je ne puis pas…

Elle était si faible encore, incapable du moindre effort. Par moment, elle essayait de douter, s’accusait de folie ; puis, elle s’expliquait ce phénomène comme une maladie psychique qui s’emparait de Guillaume.

Toutes les impatiences, les contrariétés jalouses, les minimes amertumes s’étaient accumulées dans cette région mystérieuse de la sous-conscience. Depuis des années elles avaient dormi là, sans cesse augmentées ; et, sous le coup du chagrin, elles éclataient soudain, devenues idée fixe, une injuste et violente idée.

L’idée toujours davantage s’installait.

Déjà Guillaume n’embrassait plus sa femme de lui-même ; parfois il se détournait, attendant quelques secondes avant de lui rendre son baiser.

Germaine alors souffrait tant qu’elle se croyait incapable de le er davantage. Mais que faire, que pouvait-elle contre l’hôte invisible ? De jour en jour elle apercevait un trait nouveau confirmant son atroce présence. Sa faculté d’observation devenait de plus en plus sensible, s’irritait de détails si ténus que jamais, dans son état normal, Germaine ne les eût remarqués.

Elle se remettait très lentement, rongée par cette obsession.

Le Dr Morris la pressait de s’absenter dès qu’elle serait assez bien, d’aller au bord de la mer. Mais elle secouait la tête. Sa faiblesse lui faisait redouter tout déplacement. Et puis elle ne pouvait quitter cette maison, ces chambres encore si pleines de Willy.

Un après-midi, se sentant assez forte, elle fit chercher un cab.

Lorsque Germaine, devant son armoire à glace, s’aperçut si changée, avec son chapeau de crêpe et le grand voile qui l’enveloppait toute, elle se rappela soudain la dernière fois qu’elle était sortie, en jaquette claire, en capote blanche, et Willy avait noué si longtemps autour de son cou, ses menottes…

La dernière fois.

Germaine se fit conduire chez un fleuriste, remplit la voiture de fleurs et dit :

— Au cimetière de Paddington !

À la porte, elle descendit.

Elle suivit l’allée principale du vaste cimetière déroulé sur des ondulations.

Le soleil d’août l’éblouit. Depuis des semaines, elle vivait dans les chambres fraîches où la lumière pénétrait atténuée. Germaine revint sur ses pas et demanda au concierge de l’accompagner. Elle ne savait pas le chemin. Elle marchait lentement, serrant les fleurs sur sa poitrine.

Le feuillage des pins se penchait comme une voûte sur la foule blanche des pierres et des colonnes. Peu à peu s’éteignait le grondement de Londres. Les maisons apparaissaient indistinctement à travers les arbres.

Germaine se sentit très loin de l’immense ville et comme perdue au milieu des morts.

Chacune de ces pierres rappelait-elle vraiment une douleur aussi cruelle que la sienne ? Alors il y avait trop de chagrin dans ce misérable monde…

L’homme qui la précédait dit :

— C’est là. Et il s’éloigna.

La tombe de Willy, au sommet d’une éminence, dominait le cimetière.

On venait de placer le monument, une courte colonne brisée. Les lettres, en or tout neuf, reluisaient. Germaine lut :

Willy Évoles,

fils de Guillaume Évoles et de Germaine White.

Sept ans.

Elle ne pouvait détacher ses yeux de cette plaque qui portait le nom de son fils. Puis, se baissant pour déposer ses fleurs sur le sol, elle en vit d’autres, à peine flétries, des roses blanches qui s’effeuillèrent lorsqu’elle les toucha, exhalant une fade odeur de mort.

Elle pensa :

— Guillaume est venu…

Il venait souvent, peut-être, et là, devant cette colonne, il découvrait sa peine cachée si jalousement.

Elle jeta ses fleurs à côté des fleurs de son mari, se releva, lut encore une fois :

Willy Évoles… fils de Guillaume

Et, vaincue, elle s’abattit sur les genoux en se tordant les mains.

— Mon Dieu… Mon Dieu… pitié…

Mais aucune réponse ne vint, aucune consolation ne descendit, et la paix n’entra pas dans son cœur torturé.

Germaine se leva, regagna l’avenue et s’éloigna.

De nouveau, Guillaume lui demanda :

— Ah ! Tu viens de Drury Lane ?

L’ironie de son ton la cingla comme un coup de fouet. Elle se dressa, blanche, devant lui et répondit lentement :

— Je viens du cimetière. J’ai été voir la tombe de Willy.

Le front de Guillaume se contracta et il se détourna aussitôt.

Mais Germaine ne pouvait plus garder le silence. Il fallait qu’il avouât maintenant son injuste et horrible grief :

— Guillaume, dit-elle… Oh ! Guillaume ! Qu’as-tu ? que me reproches-tu ?

Et comme il se détournait toujours, elle insista :

— Réponds : Que me reproches-tu ?

Avec lenteur, il se tourna vers elle :

— T’ai-je fait un seul reproche ?

— Ah ! je sens ta froideur dans toute ton attitude, dans ta moindre parole, dans le son de ta voix. Tu es si changé, Guillaume ! Dis-moi pourquoi ! Pourquoi ?

Il garda le silence une minute, puis il prononça, durement :

— Nous sommes changés tous deux… J’ai le cœur brisé, voilà tout.

Germaine le regardait, attendant qu’il s’expliquât davantage. Elle comprit qu’il ne parlerait point.

Tous les deux se taisaient.

Alors elle dit :

— Guillaume, tu me reproches d’avoir causé sa mort.

Ces paroles, dites très bas, sifflèrent.

— Tu sais bien que je ne e pas de parler de lui… dit Guillaume sourdement.

Elle reprit :

— Tu m’accuses d’avoir causé la mort de Willy. Guillaume, est-ce juste ?

Alors il éclata, rude, presque brutal.

— Si tu n’avais pas eu tout ce ridicule fatras de cercle, de visites de pauvres, Willy vivrait encore.

Germaine fit un effort pour garder son calme.

— Alors, j’aurais eu des visites mondaines, des ventes de charité, des matinées, des « five o’clock », comme les autres femmes. Et j’aurais dû quitter l’enfant bien davantage. Devant Dieu, s’il s’inquiète de nous, Guillaume, je ne me sens pas responsable.

Sa voix, si ferme jusqu’à ce mot, faiblit, et ce fut dans une supplication qu’elle continua :

— Est-ce que vraiment tu penses qu’une mère ne doit pas quitter son enfant d’une minute, Guillaume ? Tu trouves donc que je n’ai pas été une bonne mère ? Ne sais-tu pas qu’il était ma plus grande joie, ma pensée constante ? Ne sais-tu pas qu’il m’adorait ?

— Si tu n’es pas la cause de sa mort, dit Guillaume, tu as ruiné notre foyer. Oui, tu as accompli tes devoirs de mère, tu as même entrepris seule l’éducation de ton fils. Je le sais bien. Mais ce n’est pas cela… ce n’est pas cela…

Et il hésitait, cherchant des mots pour expliquer son inguérissable mal, cette étrange jalousie d’âme.

Son émotion le rendait maladroit. Il dit enfin violemment :

— Si ton mari et ton enfant t’avaient suffi comme ils suffisent aux autres femmes, nous serions encore heureux.

Sa voix se brisa. Il sortit.

À partir de ce jour ils furent plus contraints encore que par le é. La froideur grandissait entre eux. Ils se parlaient à peine.

Une semaine s’écoula.

Germaine dit un soir :

— Guillaume, nous ne pouvons continuer ainsi.

— Non, répondit-il. Je voulais te consulter à ce propos.

Un silence pesa. Il reprit :

— Écoute, je ne puis plus er Londres, mes occupations, la vue de ces objets, l’atmosphère de cette maison… On m’offre l’occasion d’un voyage aux Indes pour un procès… cela peut durer de six à huit mois. J’avais refusé… Je crois que je dois accepter.

— Oui, Guillaume, dit lentement Germaine, je crois que tu dois accepter.

Il continua.

— On t’a conseillé une cure au bord de la mer, puis tu as des invitations d’amis à la campagne. Il faut tâcher de te distraire un peu.

Il y avait dans son accent beaucoup de pitié.

— Je crois une séparation nécessaire pour tous deux, conclut-il.

— Et après ? interrogea Germaine d’une voix âpre.

C’était si lamentable, cet écroulement de leur vie à deux, de leur amour, cette chute morne qu’ils acceptaient. Elle demeurait très calme. Pour rien au monde elle n’aurait voulu laisser voir son intense souf. Guillaume n’avait pas l’air de souffrir, lui.

— Après ? redit-il. Après nous verrons si nous pouvons continuer à vivre ensemble… ou si nous ferions mieux de nous séparer… Seulement, écoute-moi, Germaine. J’exigerai que tu vives pour moi seul et non pour un tas de chimères. Tu me comprends bien ? Et nous pourrons encore nous aimer… nous pourrons encore édifier un peu de bonheur, peut-être.

Et comme elle ne répondait pas, il reprit :

— Tu as six mois pour réfléchir, Germaine. Et après, si tu le veux bien, nous essayerons d’oublier ce é… Six mois pour réfléchir, Germaine, redit-il, en plongeant dans les siens ses yeux graves.

Elle fit signe qu’elle entendait, qu’elle consentait.

Et il ajouta :

— Nous nous écrirons, Germaine ?

— Nous nous écrirons, répondit-elle comme en rêve.

Le lendemain soir, Guillaume partit.

TROISIÈME PARTIE 5c1e14

I 29u5p

Germaine s’assoupit vers le matin et ces instants d’anéantissement rendirent atroce la minute du réveil. Il lui semblait errer dans un dédale de douleurs avant de se heurter à la douleur suprême qui l’attendait. Germaine murmura :

— Guillaume, Guillaume…

Il était parti. Elle le sentait devenu un autre homme, froid, à la voix dure, presque haineux, lui si débordant de tendresse. Et c’était elle qui l’avait ainsi transformé !

— Guillaume…

Assise dans la salle à manger, devant la table où un seul couvert était dressé, elle prêtait l’oreille, croyant surprendre le pas rapide de Guillaume. Il allait entrer comme autrefois, joyeux de ces minutes à er ensemble. Un grand silence oppressait la maison. Ses yeux rencontrèrent sur le courrier étalé, des journaux, des lettres adressés à Guillaume. Elle appuya sa tête sur son bras et sanglota.

Dans son petit salon, Germaine essayait d’écrire l’adresse de Guillaume ; on vint lui dire que Mme Évoles l’attendait. Elle n’eut pas le courage de la faire entrer dans cette pièce intime, toute pleine encore de leur bonheur é, où chaque objet évoquait un souvenir d’amour. Elle se leva, força son visage d’être calme, et se rendit au salon, toute droite dans sa longue robe noire qui traînait derrière elle.

Mme Évoles se promenait avec agitation ; elle se retourna, brusque, en entendant la porte s’ouvrir.

— Bonjour, ma mère.

— Eh bien ! Germaine, Guillaume est parti !

— Oui, répondit-elle.

— Il est venu il y a trois jours et ne m’en a pas dit un mot. C’est donc tout à fait subit ?

— Oui, ma mère, dit encore Germaine.

— Je n’ai rien pu lui demander : hier au soir, il m’a embrassée dans une telle hâte, parlant de manquer son train. Il était si pâle, les yeux fixes…

La voix de Mme Évoles avait une tonalité dure que Germaine ne lui connaissait pas.

— Il y a quelque temps déjà qu’on lui a proposé ce voyage, dit la jeune femme. Il hésitait. Il ne comptait pas accepter.

— Et il s’est décidé à brûle-pourpoint ? Et il s’est embarqué le jour même… Cela me paraît bien étrange.

— C’est-à-dire, ma mère, que Guillaume est allé à Édimbourg s’entendre avec l’agent de la Compagnie qui lui proposait l’affaire. Je ne crois pas qu’il quitte l’Angleterre avant une semaine.

Mme Évoles demanda :

— Et comment ne l’avez-vous pas retenu ?

— Il désirait partir… il a besoin de distraction. Il reviendra dans quelques mois, dit Germaine, qui se redressait, plus froide, devant cet assaut de questions.

— Ah ! s’écria Mme Évoles, tacitement vous vous séparez ?

Germaine demeurait immobile. Le mot entra comme une pierre dans son cœur malade.

— Oui, continua Mme Évoles, qui élevait la voix, votre mari parti… il ne reviendra pas, il a été trop malheureux ; votre enfant…

— Ah !… cria Germaine si douloureusement que Mme Évoles se tut.

Elle fit asseoir sa belle-fille, l’embrassa, parla tendrement dans l’espoir de la faire pleurer. Elle alla jusqu’à lui demander pardon, répétant que le chagrin fait dire des choses que l’on ne pense pas. Mais la jeune femme demeurait inerte entre ses bras.

Le lendemain, Germaine partit pour Hastings.

Elle avait choisi Hastings afin de ne pas affronter une plage inconnue.

Mais la vue de la falaise lui fit mal. Tant de fois elle avait contemplé sa silhouette lointaine en surveillant Willy. Et la même falaise se dressait aujourd’hui, plus proche, splendide et hardie, abritant les maisonnettes noires du vieil Hastings.

La pensée de Guillaume la hantait, vivante, comme une caresse et comme un reproche.

Pour la première fois depuis des semaines, son petit Willy n’était pas sa douleur première, le fer rouge dans sa poitrine. Le père, dont l’amour était mort, lui semblait plus loin d’elle que l’enfant.

Guillaume… Willy… Des scènes de leur vie revenaient sans cesse avec des détails précis qui lui brûlaient le cœur et, toujours, la question affreuse se posait, tournait comme une roue dans son cerveau meurtri :

— Ne me suis-je pas trompée ?

C’était un beau mois de septembre. Le soleil alangui caressait les falaises. Et la mer était douce.

Bientôt Germaine put marcher. Fuyant le quai, toujours noir de promeneurs, elle s’en allait au pied de la falaise, dans la solitude désolée des éboulis, et elle écoutait les vagues clapoter contre les roches. Des souvenirs de ses voyages avec Guillaume se levaient, toujours nouveaux et toujours pareils ; un frisson de la mer, un contour de rocher, la reportaient au temps où il était près d’elle, l’adorant, imprégnant de tendresse les actes les plus ordinaires, ensoleillant la vie.

Un jour, elle grimpa sur une croupe de la falaise ; les étendues de fougères commençaient à se dorer. Elle revit les fossés où Willy cueillait des violettes. Un toit de ferme se silhouettait dans la distance. Germaine se jeta parmi les hautes feuilles qui se refermèrent en la caressant, et elle éprouva le désir ardent de s’anéantir enfin.

Elle redescendit à Hastings.

Le soleil se couchait. St-Leonards allongeait sa silhouette bleue, enveloppée de brume, entre le ciel et la mer couleur de pourpre.

Ce soir-là, Germaine aima Guillaume comme jamais encore elle ne l’avait aimé. C’était une crise de ion, un désir de sa présence, si aigu, si douloureux, qu’il en devenait un hôte vivant cramponné à son cœur, l’obsédant et la déchirant. Ah ! que lui importaient à présent les soufs des autres !

Il n’y a au monde que cette chose de vraie, de stable, et ne décevant pas : se laisser absorber par un seul être qui vous prend corps et âme… Et tous deux l’un dans l’autre se perdent et se confondent. Et ils oublient tout, ils se moquent du monde et de la vie.

Ah ! folle, folle ! Elle avait connu cette extase et l’avait sacrifiée pour on ne savait quelle chimère de justice.

S’inquiètent-ils de la justice, les autres gens ? Ne se confinent-ils pas dans leurs intérêts mesquins et leurs satisfactions ? Heureux, ils se garderaient bien de perdre une parcelle de leurs joies. Des égoïstes ? Oh ! non pas. De braves gens raisonnables, équilibrés, respectés, des gens bien-pensants, des gens pieux, qui se posent en exemple, jugent les autres, font l’aumône et vont à l’église tous les dimanches.

Les uns travaillent à leur bonheur futur. D’autres recherchent les délices de la minute présente. Mais se préoccuper des hommes qui peinent, qui ont froid, faim et qui pleurent… – quelle folie.

Ah ! oui, folle d’avoir recherché les soufs, de s’être dépouillée. Folle !

Et Germaine éclata de rire.

Épouvantée, elle se mit à courir vers Hastings.

Le lendemain, après une nuit sans sommeil, elle fut s’asseoir sur le rivage. La vague de ion qui la ravageait depuis des heures, la laissait brisée.

Grise et unie, sous les nuées violettes, la mer se retirait, d’un mouvement lent de vaincue.

Il semblait à Germaine que, pareillement, s’en allait d’elle toute sa vie, sa conviction, ses joies.

À mesure que les flots s’éloignaient, apparaissaient des étendues de sable, des galets, mille débris rejetés par la marée, des poissons morts et de grandes plaques verdâtres, les algues, qui pourrissaient. Des barques échouées, la quille découverte, demeuraient là, ne subissant plus la poussée des vagues, inertes, lamentables.

Son âme lui apparut, aussi désolée, aussi boueuse que cette plage à présent que le bonheur s’en était retiré.

Des taches surgissaient ; elle y découvrait des égoïsmes, des amertumes qui l’épouvantaient. Ses rêves et ses espérances, ses résolutions, toutes ses énergies s’échouaient dans la vase, comme ces barques.

Soudain, elle entendit de petits pas d’enfant. Un bébé aux longues boucles s’avançait, craintif. Il avait, comme Willy à cet âge, des mouvements rapides et ses grands yeux voilés de cils regardaient bien en face.

Sans crainte des vêtements de deuil qui faisaient une tache lugubre sur la plage claire, l’enfant s’approchait. Il s’arrêta, souriant et timide, les mains derrière le dos.

Les yeux de Germaine semblaient hypnotiser le petit être ; il arrivait tout près d’elle.

Oui, il a bien les prunelles limpides de Willy, et cette boucle rebelle qui s’échappe du grand chapeau de paille.

La voix de Germaine s’éleva, suppliante :

— Embrasse-moi.

L’enfant la considérait, souriant toujours. Germaine le saisit, le pressa contre elle, l’embrassa éperdument. Le des lèvres fraîches et de la peau de satin l’affolaient : un instant, elle crut revivre le é. Lui, cependant, s’effrayait, se débattait, sous ces baisers ardents, entre ces bras qui le serraient trop fort ; il agitait ses poings et cria :

— Maman !

Germaine le laissa partir.

Il s’éloignait en courant, chancelant sur ses petites jambes et trébuchant dans les cailloux. Et elle l’entendait qui pleurait en appelant toujours :

— Maman !

Elle se leva, regagna l’hôtel, sa chambre banale et froide, se jeta sur le lit et pleura.

Le soir, elle eut un violent accès de fièvre. Elle se sentit aussi malade qu’au premier jour et en éprouva un infini découragement : malade dans cet abandon…

Si du moins, tout cela pouvait finir.

Seule, elle se sentait si affreusement seule ! Elle se rappelait ses maladies anciennes et la sollicitude si délicate de Guillaume. Et maintenant… Ah ! oui, ce serait bon de mourir.

On frappa. Avant que Germaine eût pu répondre : « N’entrez pas ! » la porte s’ouvrit et une voix joyeuse et bien connue retentit :

— Comment, c’est ainsi, madame, que vous vous cachez ! J’ai couru tous les hôtels de St-Leonards et de Hastings. Et je vous découvre enfin !

Germaine murmura :

— Annette !

Il y avait dans sa voix un intense soulagement.

— Germaine ! s’écria la jeune fille en se penchant sur elle, comme tu as mauvaise mine ! Ta belle-mère est très inquiète ; c’est elle qui m’envoie. Mais quelle fièvre ! Eh bien ! tu es un joli docteur qui ne sait pas se soigner ; nous allons en appeler un autre.

Germaine remuait la tête.

— Je ne désirais pas…

Annette la comprit.

— Germaine ! Mais c’est enfantin, mais c’est ridicule de se laisser mourir. Et Guillaume ?

Les yeux gris, dilatés de chagrin, se détournèrent.

— Et tous ceux qui ont besoin de toi : tes malades, le cercle ? reprit Annette avec chaleur.

Germaine haussa les épaules.

— Et tes amis ?

— Oh ! mes amis !

Germaine riait d’un rire douloureux. Avec une extraordinaire lucidité, elle se rappela les blâmes discrets, l’hostilité de tant de gens autour d’elle, de gens qu’elle aimait. À la mort de Willy, une amie de sa mère vint lui apporter des consolations religieuses. Germaine se rappelait le « je vous avais pourtant avertie », qui lui cingla le cœur.

— J’ai toi, dit-elle.

S’interrompant, elle murmura :

— Que c’est bon de t’avoir, Annette !

Les traits détendus par un sourire de bien-être, elle ferma les yeux.

Germaine eut une rechute et garda le lit. Annette ne la quittait pas.

Dès qu’elle put se lever, on la descendit sur la grève, au soleil, et elles demeuraient là, pendant des heures, aspirant l’air vif du large.

Déjà l’atmosphère se chargeait de vapeurs qui diluaient à l’infini les longs rayons obliques. Ils se doraient, s’empourpraient, et semblaient s’attarder paresseusement, emprisonnés dans les brumes.

Quelquefois Germaine disait :

— Et ta peinture ? Annette. Je te fais perdre ton temps.

L’artiste secouait la tête avec un sourire mystérieux, et son visage, qui resplendissait d’une joie inconnue, se détournait.

Elles évitaient les noms de Guillaume et de Willy. Mais Annette devinait les pensées de Germaine, tandis qu’elle était couchée sur le sable, immobile et si triste.

Peu à peu, néanmoins, elle reprenait des forces, s’intéressait à la vie extérieure, questionnait Annette au sujet de son travail. Une lettre de Guillaume arriva ; il racontait son voyage et recommandait à Germaine de soigner sa santé.

II 3m1tp

Annette et Germaine étaient assises sur le rivage.

Les vagues, l’une après l’autre, venaient à leurs pieds pleurer et mourir.

Germaine demeurait sans mouvement, roulée dans des châles, les yeux perdus au large.

Par instant, les vagues se taisaient. Un silence insolite s’épandait, plein de chuchotements et de clapotis, puis de nouveau se rythmait la longue plainte.

— Oh ! s’écria Annette, créer une œuvre qui serait pure et profonde et âpre comme la mer… où eraient le vent du large et la mélodie des flots, et que scanderait la grande vague de la souf humaine, toujours la même et changeant toujours, une œuvre vibrant du clair chant des algues où se creaient soudain les infinies profondeurs… une œuvre qui vivrait…

— Ah ! oui, c’est vrai, murmura Germaine comme sortant d’un rêve… mon œuvre…

Annette continua :

— Avoir rêvé cela et se sentir trop faible…

— Trop faible… redit Germaine.

Annette ajouta, comme se parlant à elle-même :

— Trop faible seule… à deux, peut-être…

Germaine, déjà retombée dans sa pensée douloureuse, ne l’entendait plus.

Annette voulut la distraire :

— Regarde autour de nous. Sur le sable, les vagues ont dessiné leur contour, ce contour qu’aucun homme n’a pu saisir, ni mesurer. Il est couché là, exact, mathématiquement ; elles ont creusé ce lit où ta tête repose.

Germaine se redressa et sourit, tandis que ses yeux parcouraient la grève.

Elle redit :

— Les vagues…

Annette poursuivit :

— Plus les vagues souffrent et plus ardemment elles se jettent sur le rivage, plus l’empreinte sera profonde…

Germaine, la comprenant, acheva :

— Et l’homme pourra dormir quand elles auront é.

Le lendemain, Germaine s’informa de son cercle et de ses malades. Annette ne savait rien, et Germaine, d’un grand effort, se rappelait. Ses deux collègues devaient être remplacées au mois de juillet, l’une étant malade, l’autre partant pour les Indes. Une troisième avait dû se marier en Écosse, bien des semaines auparavant. Le cercle était donc laissé à lui-même, dissous, peut-être. Oh ! elle devait retourner à Londres.

— Quand tu seras assez bien, disait tendrement Annette, heureuse de voir la malade s’éveiller enfin de son indifférence.

 

Un soir, Germaine et Annette s’étendirent au bord de la mer. Les vagues déferlaient dans l’obscurité. Germaine murmura :

— Annette, je te sens différente, je sens en toi une joie que je ne t’ai jamais connue… As-tu créé un chef-d’œuvre peut-être ?

La lune émergeait des nuages, la nappe d’eau qui s’en allait se festonna de lumière. Germaine vit la figure d’Annette devenir pourpre.

— Germaine… je n’osais pas te dire…

À voix basse, elle ajouta solennellement, les yeux fixés sur les flots où dansait le rayon de lune :

— J’aime…

Germaine tressaillit et saisit sa main.

Annette raconta son bonheur : Un jeune peintre qui comprenait la vie et l’art comme elle… Ils peignaient ensemble l’Asile de nuit. Ils se marieraient bientôt.

— Oh ! Annette ! et tout ce temps que tu m’as donné… Et je ne savais rien !…

— Nous nous sommes fiancés au moment de… cet été, reprit Annette.

Il y eut un long silence. Germaine contemplait la mer.

Sur l’eau noire, les rayons brisés de la lune semblaient une pluie d’étoiles emportées dans un vertige de mouvement. Ils figuraient des colliers aussitôt égrenés, des serpents qui ondulaient et se poursuivaient, de larges fleurs de lumière et leur danse se précipitait au flanc des vagues.

Germaine dit enfin :

— Ma petite Annette, mon vœu ardent est que tu sois heureuse.

La veille de leur départ, elles firent une longue promenade.

La route suivait la crête des falaises qui allongeaient indéfiniment leurs ondulations. Elles étaient dépouillées du mouvant manteau d’herbes jaunes, au frisson lilas, et toutes les fleurs d’or avaient disparu. Leurs prairies s’assourdissaient en grisailles et les arbres prenaient des tons de rouille, tandis que des fumées lourdes traînaient. Au milieu de cette tristesse, les fougères déroulaient leur joie, les fougères grimpaient les escarpements, se nichaient dans les creux, dressaient sur les lointains violets et la mer endormie leurs découpures de cuivre.

— Il faut se remettre à vivre, disait Germaine, il faut agir.

Après le dîner, elles allèrent une dernière fois sur la plage.

La marée montait ; on entendait son grand appel dans la nuit.

L’espoir revenait au cœur de Germaine, elle retrouvait un peu de son ardeur, tandis que, leurs bras enlacés, elles parlaient d’avenir. Annette, heureuse, souriait.

Entre les ténèbres de la mer et du ciel, la lune apparut, globe rouge, agrandi par la brume. Lentement elle s’élevait, et bientôt sa longue lueur fauve trembla sur les vagues.

Sans cesse, à travers toute l’étendue, les yeux des deux amies revenaient à cette lumière.

— Ainsi, disait Germaine, au-delà des siècles et des siècles de nuit, par-dessus la mer houleuse des hommes, l’amour s’est levé. Et les seuls que nous distinguions dans cette immensité de flots obscurs sont les flots qu’il éclaire.

Le lendemain, elles quittèrent Hastings.

Lorsqu’à la fin de l’après-midi, Germaine et Annette descendirent les marches de Charing-Cross, la gaîté de la rue les étourdit.

Le Strand roulait ses courants contraires avec une rapidité furieuse. Et c’était une bousculade le long des trottoirs, une fuite à donner le vertige, un torrent qui se brisait autour des camelots immobiles et des policemen. Les voitures, en files ininterrompues, essayaient de se déer, ralenties par les omnibus qui s’en allaient lourdement, balançant leur carcasse claire.

Et par-dessus cette course de folie, dans l’air bleu trempé de buée, le soleil allongeait de tranquilles rayons.

Germaine rentra dans sa maison vide.

III 2q6t2c

Germaine attendait les membres du cercle, convoqués à Grosvenor Square pour huit heures. On avait allumé toutes les lampes. Sur une table s’étalait une collation. Des gerbes de chrysanthèmes blancs embaumaient.

— Je ne veux pas les oppresser de ma tristesse, pensait Germaine.

La jeune femme se ressaisissait cependant. Sous le stimulant de la besogne à accomplir, elle retrouvait des forces.

Huit heures sonnèrent. Germaine se regarda dans la glace. Son visage était calme. Elle souriait.

Quelques minutes èrent, et Germaine pensa :

— Elles sont en retard.

Nerveuse, elle marchait de long en large.

Enfin, le marteau de la porte d’entrée retentit.

Mme John s’arrête sur le seuil, interdite de cette grande pièce déserte, où la silhouette du docteur Évoles se dresse toute noire dans la clarté des lampes.

Germaine s’avance, la main tendue :

— Combien je suis heureuse de vous voir !

Le son de sa voix a changé. Il est sourd et comme brisé. On n’y retrouve plus la chaleur vibrante d’autrefois.

— Comment va ma filleule ?

— Elle… elle va bien, madame, balbutie l’ouvrière.

— Il faudra me l’amener, n’est-ce pas ? Asseyez-vous !

La femme obéit. Ses yeux, qui regardaient tout autour d’elle, se fixèrent sur la robe de deuil ; elle cacha sa figure dans ses mains et se mit à pleurer.

Germaine dit doucement :

— Je vous remercie, votre sympathie me fait du bien. Je me rappelle vous avoir vue… vous avez apporté des fleurs…

La voix lui manqua. Il y eut un silence, et Germaine reprit :

— Voici près de quatre mois… Racontez-moi un peu ce que vous avez fait, tout ce temps-là.

— J’ai travaillé, dit l’ouvrière.

— Avez-vous eu des réunions du cercle depuis… depuis que je ne suis plus venue ?

— Non.

— Avez-vous revu Jane, Molly, Flora, Ethel, les membres du club et vos compagnes d’atelier ?

Mme John secoua la tête.

— Ces quatre-là sont parties, et les deux Green aussi, et les trois de Clare-Court…

— Comment, parties ?

— Oui… elles ne vont plus à leur atelier. Elles ont changé de rue. On ne les voit plus… Il y en a qui disent des choses… sur celles-là. Moi je ne sais pas. Mais on ne les voit plus.

— Et Mary, Mary de Black Town ?

— Oh ! Mary ! Son homme est sorti de prison et elle s’est remise avec lui.

Germaine se tut un instant. Elle reprit :

— Et ma petite Grâce ? Elle est du même atelier que vous, n’est-ce pas ?

— Oui. Grâce n’ose pas se montrer ce soir… Elle était saoule.

— Saoule, redit Germaine.

Sa tête retomba sur sa main. Il y eut un silence. La pendule de bronze sonna la demie.

— Personne ne viendra, dit enfin Germaine, qui releva la tête et regarda Mme John. Ne pouvez-vous me donner aucune nouvelle des autres ? Voyons, les sages, le comité du cercle ?

— Oh ! si, dit l’ouvrière. J’ai rencontré une bande, le jour où l’on avait reçu vos billets. Et je déjeune dans le même restaurant que les trois Wilson et plusieurs grandes du comité. Toutes elles ont dit la même chose : qu’elles se moquent du club, que vous les plantez là quand ça vous convient, elles en ont assez. Quand vous disiez que vous les aimiez, c’était tout des histoires.

Il y eut encore un silence.

— Et les autres ? demanda Germaine.

— Alors je ne sais pas, répondit Mme John.

— Attendons encore.

Personne ne vint. Germaine fit une lecture comme si tous les membres étaient présents. Elle servit le thé, puis, affectueusement, congédia Mme John avec un gros bouquet de chrysanthèmes et des gâteaux pour sa petite fille.

Restée seule, Germaine s’assit à la grande table et demeura immobile, abritant de la main ses yeux fatigués. Une seule idée s’agitait dans son cerveau :

— À quoi bon ? à quoi bon ?

Le lendemain, Germaine se rendit à Drury Lane. Abattue, elle avait besoin de ses amis simples. Elle frappa à une pauvre porte qu’elle connaissait bien.

La femme l’accueillit avec un sourire.

Mais, du premier coup d’œil, Germaine constata que la chambre était redevenue malpropre. Elle chercha du regard les deux lits qu’elle avait donnés.

— Vendus, dit la femme.

Dans un recoin obscur, les frères et les sœurs couchaient de nouveau pêle-mêle sur la même paillasse, comme des animaux.

— Fallait bien, on n’avait plus de quoi manger…

— Et les deux filles ?

Elles travaillaient dans une fabrique de Blackfriars. Germaine avait adjuré la mère de ne pas les envoyer à cette fabrique-là, connue pour la corruption des ouvrières.

La mère allégua en haussant les épaules :

— Elles sont mieux payées à Blackfriars. Faut bien vivre…

Au fond d’un autre taudis, Germaine retrouva, gisant sur son tas de paille, un petit infirme pour qui elle avait obtenu l’ission dans un asile, à la campagne. Il avait besoin de grand air et de viandes saignantes. Germaine avait payé sa pension d’avance.

— Il se rend plus utile à la maison en gardant les petits, dit grossièrement sa mère.

D’ailleurs, puisque madame avait cessé de venir, à quoi bon tenir les promesses qu’on lui faisait ?

Germaine comprit que cette femme escomptait ses cadeaux.

L’un après l’autre elle continuait à gravir les escaliers obscurs, et, plus découragée, redescendait. Dans chacun de ces intérieurs, elle avait jeté une semence. Les frêles plantes levaient. Et voici que toutes furent emportées, dévorées par les bêtes immondes qui rampaient autour d’elles.

Germaine frappa chez Amy à Drury Lane. Personne ne répondit. Elle entra et s’arrêta sur le seuil, saisie. La chambre était redevenue le bouge des mauvais jours, où s’entassaient les ordures. Une odeur infecte s’exhalait.

— Madame désire savoir où est Amy ? demanda une voisine.

— Oui, répondit Germaine. Où est-elle ?

— Je vais vous conduire, dit la femme.

Une joie mauvaise enflammait ses yeux.

Germaine frissonna en comprenant quelles haines sa ion de pitié avait allumées.

« Ainsi j’ai répandu, à mon insu, des ferments de jalousie… »

La femme descendit lourdement l’étroit escalier. Germaine la suivit. Le cœur lui manquait, elle trébuchait en tournant, se heurtait contre les murailles.

Déjà le crépuscule tombait. Au bout de la rue, la vitrine d’un « public house » flambait comme un phare.

La femme ouvrit la porte du cabaret et poussa Germaine à l’intérieur.

— Allez la voir !

Une chaleur lourde, empoisonnée des odeurs d’alcool, étouffait la salle, où les becs de gaz faisaient vaciller des ronds de feu. Près du comptoir, des hommes et des femmes buvaient et vociféraient, tandis qu’aux tonneaux rangés en files, les débiteuses remplissaient des verres continuellement.

Germaine suffoqua, voulut s’en aller, et, tout d’un coup, reconnut Amy. Affalée sur une chaise, inconsciente du vacarme, Amy, les épaules arrondies, balançait sa figure, qui avait repris son expression de brute.

Germaine marcha droit à elle.

— Amy ! dit-elle.

Et sa voix profonde et douce tremblait.

Amy considérait sa bouteille avec hébètement. Elle avait engraissé. Sa blouse malpropre, crevée à l’endroit de la ceinture, laissait voir sa chair grise.

— Amy, redit Germaine.

Les buveurs, cessant de rire, dardaient leurs yeux sur elle.

Amy releva la tête et ne reconnut pas Germaine.

On n’entendait que les respirations embarrassées et bruyantes. Soudain partit un éclat de rire, puis les quolibets éclatèrent, se répondant :

— Que lui veut-elle, à cette ivrognesse ?

— Voilà les dames qui fréquentent les « public houses », à présent !

— Va-t-elle prêcher ?

— Non ! elle prendra un verre de gin !

Les insultes s’entrecroisaient, de plus en plus grossières. Une seconde, Germaine fut sur le point de reculer devant l’épouvantable vision de toutes ces bouches ricanantes d’ivrognes. Cependant elle avança encore, posa sa main sur l’épaule d’Amy, et, se penchant, la regarda.

— Amy, venez avec moi.

La femme abrutie sentit cette volonté qui s’imposait. Elle se leva pesamment, voulut marcher, trébucha. Germaine a son bras autour de sa taille et l’entraîna. L’ignoble assistance de nouveau se taisait. Et toutes ces faces bestiales, ces masques blafards ou violets d’ivrognes, demeuraient stupides, tournés vers cette jeune femme en noir, si fragile et si triste.

Germaine, soutenant Amy, traversa la rue.

Un homme s’offrit pour monter l’ivrognesse chez elle. Et Germaine, défaillante, accepta. À eux deux, ils hissèrent au haut de l’escalier ce corps qui s’abandonnait ; ils l’introduisirent dans la chambre et l’étendirent sur la paillasse. Amy fermait les yeux, insensible. Et Germaine, voyant qu’il n’y avait rien à faire, la quitta.

Elle marchait dans les rues, en proie à une détresse atroce.

Les hautes maisons s’enveloppaient de nuit. Les fenêtres regardaient Germaine comme de grands yeux sinistres ; quelques-unes étaient béantes, leurs vitres cassées. Les portes lui semblaient des ouvertures d’abîme qui s’enfonçaient dans les ténèbres. Et les mille voix des maisons maudites, les voix de haine, de menace, les injures, les cris d’enfants, les supplications, les blasphèmes, la poursuivaient sans repos.

Elle était descendue au fond de cet enfer, les bras grands ouverts, illuminée d’amour. Elle avait pris dans son cœur les soufs de ces misérables habitants de la boue, dans son cœur de chair et de sang qui se brisait sous le faix.

Elle avait donné tout, sa pitié, le meilleur de son être, son bonheur de femme et de mère, pour faire germer un peu de vie au sein de cette désolation.

Et la vague de mort, toujours menaçante, avait reé, balayant en quelques semaines l’effort de huit années.

La puissance du mal est donc fatale, irrésistible, et tous les sacrifices que les hommes jettent en travers de son chemin doivent être broyés sans pitié par ses roues implacables.

Le mal, Germaine le sent, à chaque pas, qui l’épie et la nargue. Il l’enveloppe. Il s’insinue parmi ce dédale de ruelles aux louches imes. Il éclate dans l’éblouissement des « public houses ». Il fait rage au fond des maisons infâmes, derrière les murailles lépreuses, et se délecte à l’infection des bouges. Il triomphe. Elle discerne son rire, qui la hante.

Soudain, se dresse l’évocation de Guillaume. Sans protection, abandonnée, poursuivie par les railleries des ivrognes, de toute son âme elle appelle Guillaume dans un délire de regrets.

— Guillaume !…

Oh ! ces bras forts qui l’envelopperaient et la berceraient, si tendrement guérisseurs, et l’emporteraient bien loin.

— Guillaume, Guillaume !

Un vertige s’empare d’elle. Il lui semble que son cerveau chavire et que toutes les images s’anéantissent au fond d’une mer houleuse et noire.

Elle marche longtemps. Elle éprouve qu’elle est brisée, sans que rien lui reste, aucune épave où s’accrocher à l’heure de l’épouvantable naufrage, rien, plus même une pensée paisible où se réfugier. Elle se sent emportée, elle aussi, par la grande vague de mort, balayée pêle-mêle avec la fange de Drury Lane, Amy, Mary, Grâce, et tant d’autres qu’elle aimait et qui disparaissent, enfoncés sans retour dans les ténèbres.

La nuit est venue, opaque, alourdie d’un brouillard qui noie les réverbères. Le long des hautes façades d’ombre, à peine quelques lueurs s’allument, vacillantes, comme honteuses.

Et Germaine songea que tel est le sort de tous ceux qui s’approchent des hommes, les bras tendus dans un appel d’amour.

IV 2dl1i

« Bromley House, par Bolton,
« Ier Novembre.

« Ma chère Germaine,

Geneviève traverse une crise de neurasthénie aiguë. Rien ne peut plus la distraire. J’ai vainement essayé d’inviter des amis pour l’égayer. Mais elle aimerait vous voir. Et vous nous rendriez bien heureux si vous vouliez er auprès de nous quelques semaines. Nous vous laisserons la liberté la plus complète. Nous comprenons si bien que vous ayez besoin d’être seule.

Votre frère affectionné,

François. »

Germaine relut cette lettre, puis la laissa tomber. La perspective l’épouvantait de quitter le grand appartement clos où son désespoir s’enfermait et pleurait dans la solitude.

Cependant elle écrivit à François qu’elle acceptait.

Quelques jours plus tard, Germaine descendait à la petite station de Bolton, perdue en pleins champs. François l’attendait. Il lui serra la main longuement en s’informant de sa santé.

— Et Geneviève ? demanda Germaine.

Il secoua la tête, navré :

— Elle pleure pendant des journées entières sans raison. Sa sensibilité s’exaspère tous les jours. Je suis bien tourmenté. Le médecin parle d’une maladie noire qui pourrait amener de graves troubles mentaux…

Un cabriolet attendait devant la gare. François fit monter Germaine, s’assit près d’elle et le cheval prit le grand trot.

Des champs labourés se déroulaient en immenses étendues d’ocre rouge. Par files, les peupliers s’en allaient et leurs cimes dorées semblaient retenir les rayons.

— Ah ! que c’est bon la rase campagne ! murmurait Germaine.

Une détente de ses nerfs l’alanguissait. Silencieuse, elle laissait errer son regard.

La ligne de terre se détachait, rigide, sur le ciel d’or. Au fond d’un bois de peupliers, un étang élargit une clarté.

— Vous êtes bonne d’être venue, dit François. Vous savez quelle confiance j’ai dans le docteur Germaine.

Elle sourit tristement et secoua la tête.

— À son âge, n’est-ce pas affreux, cette désespérance ? reprit François. Elle a tout pour être heureuse… Et dire qu’on ne peut lui rendre le goût de vivre… Germaine, vous voyez bien que les misérables ne sont pas seuls à souffrir. Il faut vous intéresser aux malheurs des riches.

— Ah ! François, je sais bien que les riches ont souvent le cœur dévoré de chagrins, murmura Germaine.

Elle se tut et demeura les yeux fixés sur la campagne qui se soulevait maintenant en ondulations sans fin, dont les champs suivaient le mouvement monotone.

Elle reprit :

— Eux, du moins, ne connaissent pas les plus cruelles amertumes. L’amertume de ne pouvoir adoucir l’agonie des êtres chers, de n’avoir pas le droit de les soigner, de les sauver peut-être. Pourtant les angoisses qui déchirent la pauvre chair humaine sont pareilles.

— Et vous croyez qu’ils s’aiment entre eux comme nous nous aimons ?

Germaine regarda François et vit dans ses yeux un remords de ce qu’il avait dit.

— Oui, François.

— Je le crois aussi… vous savez bien Germaine que je pense comme vous…

Du sommet d’une côte, on aperçut, au bout de la route, un long clocher qui se profila sur le ciel d’or pâle.

— Voici le village, dit Germaine.

Ils le traversèrent. Bientôt le profil sévère et pur de la maison française du XVIIIe siècle se dessina au milieu des verdures. De grands arbres, pliant leurs branchages, déjà s’enveloppaient d’ombre.

— J’aime votre habitation, dit Germaine. Il y a un an, je suis venue avec Willy. Nous étions arrivés ainsi, à la nuit tombante. Le lendemain, Willy, fou de joie, courait sur les pelouses…

Sa voix contenue tremblait de douleur.

François, la regarda, ému. Leurs soufs communièrent.

Germaine, dans sa chambre, les mains pressées l’une contre l’autre, essayait d’exiler ses pensées.

Elle entra chez sa belle-sœur.

Geneviève était étendue sur une chaise longue au coin du feu, l’air transie. Un gros bouquet de lilas blanc laissait pendre ses grappes et des roses, répandues dans toute la pièce, embaumaient.

— Oh ! Germaine, dit-elle, vous êtes si bonne d’être venue…

Germaine s’efforça de répondre d’une voix gaie :

— Il faut aller mieux, Geneviève…

François demanda tendrement :

— En l’honneur de Germaine, ne veux-tu pas descendre, ce soir, pour le dîner ?

La jeune femme secoua la tête.

François insista.

— Tu sais que presque tous nos hôtes partent demain, c’est le dernier dîner…

— Ah ! qu’ils s’en aillent et qu’on me laisse tranquille. François a rempli la maison de gens qui m’ennuient…

— Je pensais te distraire, dit tristement François.

Il quitta la chambre.

Geneviève regardait sa belle-sœur. Et, la voyant si changée, si pâle dans les vêtements de crêpe, elle évoqua la figure de Willy, et des larmes roulèrent sur sa cravate de dentelle.

Germaine marcha vers la fenêtre, appuya son front contre la vitre froide. Elle entendit pleurer Geneviève.

Alors, revenant s’asseoir à côté de la chaise longue, elle parla de Marcelle et de Simone.

— Oh ! les enfants sont bien, répondit languissamment leur mère.

— Nous irons ce soir les voir dormir, voulez-vous ? proposa Germaine.

Geneviève la regarda et l’ira.

— Cela me fera plaisir, ajouta Germaine.

Et elle dit d’une voix enjouée :

— Combien François vous gâte ! Que de fleurs vous avez là !…

Les yeux de Geneviève s’étaient assombris, et elle répondit d’une voix âpre :

— Oui, je compare le temps qu’elles mettent à se faner…

— Et même des lilas blancs… poursuivit Germaine. En novembre !

— Je les aime, dit brusquement Geneviève, ces pauvres lilas forcés, ces lilas frêles, si douloureux, qui n’ont pas connu le soleil ; un courant d’air suffit à les flétrir. J’en ai pitié. Je les tiens là, près du feu. Je tâche d’allonger leur pauvre vie.

Elle se laissa retomber sur les coussins, diaphane, dans les longs plis de sa robe blanche.

Germaine, une fois de plus, se sentit reprise par son charme triste. Geneviève était bien la fleur exquise d’une société malade qui se regarde mourir.

— Je vais vous gronder, Geneviève, d’avoir de telles pensées dans votre chambre si gaie toute parfumée de printemps… J’aperçois même des primevères !

— Un enfant du village les a apportées. On sait ici combien je hais les fleurs d’automne. Oh ! les chrysanthèmes, ils me rendent folle avec leurs pétales échevelés par les bises, ils ont toujours l’air d’avoir crû sur des tombes… les chrysanthèmes, les dernières fleurs.

— Les fleurs se continuent, repartit Germaine, après les chrysanthèmes, les roses de Noël appellent les primevères.

— Oh ! je suis malade, je suis malade de l’automne, s’écria ionnément Geneviève, je ne puis pas er l’automne, et surtout ce mois de novembre, qui se débat encore et refuse de mourir…

— Et moi qui l’aime tant, murmura Germaine, le mois des longues soirées, le bienheureux appel du foyer…

— Je sens son odeur de pourriture monter à travers mes fenêtres closes. Et ces feuilles arrachées que je vois er dans de grands souffles, tourbillonnent sur mon cœur. Je souffre en elles atrocement. Elles sont moi…

Germaine saisit les poignets de la jeune femme et dit avec une autorité douce :

— Geneviève, entre votre mari qui vous aime, et vos beaux enfants, comment osez-vous parler ainsi ?

Geneviève, la tête dans ses mains, pleurait.

Elle releva son visage et murmura :

— Cet hiver, je vous promets d’aller à tous les bals et de m’am follement. Mais à présent, je suis malade de l’automne…

Le lendemain, Germaine obtint que sa malade quittât la chambre où elle demeurait obstinément étendue. Elles sortirent. Un soleil doux veloutait les pelouses. Au long des prairies, les colchiques répandaient une teinte mauve.

— Vous savez, Geneviève, François faisait semblant d’être gai hier au soir, mais je sentais comme il était triste…

Elle poursuivit, voulant la distraire.

— Cette jeune femme blonde, Mme Bersen, je crois, elle est brillante ! Elle a fait rire toute la table en racontant les fiançailles d’un de ses voisins de campagne.

Geneviève haussa les épaules d’un mouvement d’ennui.

— À la longue, si vous saviez comme elle devient monotone… Tous, d’ailleurs… Enfin, ils sont partis… ou ils partent, ou ils vont partir…

— Quel est donc ce jeune pasteur, Duncan Lawrence, dont on s’est ablement moqué ?

— Ah ! dit Geneviève, notre voisin, un original qui tente de mettre d’accord la foi qu’il professe et ses actes. Et il est amené à faire des choses si extraordinaires que tout le monde le raille, on le traite de fou…

— Tiens, dit Germaine, je voudrais le connaître.

Marcelle et Simone accouraient à travers la prairie. Leurs petits pieds s’embarrassaient dans les mottes de terre, elles trébuchaient, reprenaient leur élan.

Germaine se rappela un jour où Willy, tout petit, jouait, dans un pré de hautes marguerites, sa tête frisée émergeait au milieu des fleurs.

— Oh ! tante Germaine ! Bonjour, tante Germaine ! criaient les fillettes.

La jeune femme se baissa, les embrassa.

— Comme elles ont grandi, Geneviève.

— Tante Germaine, pourquoi tu n’as pas amené Willy ? demanda Simone.

Vite Marcelle entraîna sa cadette en la grondant.

— Tu sais bien que maman a dit que Willy ne reviendrait plus et qu’il ne fallait jamais parler de lui à tante…

Les petites s’enfuirent à travers les prés.

— Un jour, dit Geneviève, elles découvriront la vie impitoyable, l’absence, l’éternelle solitude, les maladies affreuses et la continuelle menace de la mort… et ce sera fini… l’enfance et la joie…

Le ciel plombé semblait absorber le soleil qui, peu à peu, s’évanouissait. Des brumes montaient au loin. Une crudité glaciale enveloppa les deux jeunes femmes.

— Rentrons, supplia Geneviève, frissonnante.

Elles longèrent un bois. Les dernières verdures tremblaient aux branches des charmilles. Et les pieds enfonçaient dans le flot sec et bruissant des feuilles tombées.

— Ah ! s’écria Geneviève, j’en ai dans mes cheveux, elles s’attachent à ma robe… Qu’elles s’en aillent, qu’elles s’en aillent ces feuilles !

Germaine murmurait :

Ô feuilles des étés perdus…

Feuilles arrachées… feuilles mortes,

Ne pleurez plus quand l’air du printemps vous soulève…

— Oh ! cria violemment Geneviève, dont les yeux s’élargissaient, je les hais dès qu’elles commencent à jaunir, à rougir aux cimes des arbres, et que l’automne tout fleuri triomphe encore en attendant novembre. Je les hais quand elles s’en vont en cortège lamentable, par les allées et par les routes, désespérées, folles, à la recherche d’une place où elles pourriront… Et je les hais en décembre, après les grandes pluies qui les alourdissent…

— Et moi, dit doucement Germaine, je les aime à l’éveil du printemps : les jonquilles percent de leurs pointes vertes les feuilles mortes, les feuilles des étés perdus qui les ont protégées contre le gel et les nourrissent de leur substance…

V t671p

Quelques jours plus tard, Germaine reçut une lettre encadrée de noir. La mère d’Édith lui annonçait que la jeune missionnaire, épuisée de fièvre, venait de succomber dans un hôpital de Pékin. Sa chapelle avait été détruite, et toute la mission dispersée.

Le papier tomba des mains de Germaine.

— Édith, morte !

Elle demeura longtemps immobile, suivant distraitement les branches des marronniers qui se démenaient au vent. Édith était morte, seule, dans cet hôpital, désespérée, sans doute, et regrettant le sacrifice vain.

Elle a donné tout le sang de son cœur, mais la moisson est ravagée.

Germaine rêva longtemps. Elle se représentait la longue silhouette, le visage ardent, la voix d’Édith, son inaltérable conviction. Non, sur son lit d’agonie Édith n’avait pas douté. En évoquant sa mère, le pays lointain, ses amis, Germaine, elle avait affirmé, avec son beau sourire tranquille, que la semence n’est pas perdue quand même celui qui sème ne voit pas lever les blés.

Germaine pleurait. Ses doutes revenaient l’assaillir, et ses révoltes d’avoir en vain donné tout son repos et toute sa joie.

Et cependant, devant elle, la vie s’étendait encore, Germaine pouvait se relever et marcher plus forte, riche de la douloureuse expérience.

— Ô Édith ! pure et douce Édith, apprends-moi qu’il faut prodiguer sans les compter sa joie et sa souf. Si dépouillé que l’on soit, il faut vivre et donner encore. Qu’importe si l’effort paraît inutile à nos yeux d’aveugles.

Le lendemain après-midi, un soleil pâle prêtait à la véranda chauffée l’illusion d’un jour d’été. Deux jeunes femmes, en visite, racontaient à Geneviève un grand bal chez un voisin de campagne, détaillaient les toilettes. Elle n’écoutait pas. Ses amies lui conseillèrent de sortir en voiture, par ces belles journées d’automne, d’essayer de la bicyclette. Geneviève secouait la tête, refusant de se laisser distraire.

Germaine songeait à Édith.

— La seule chose au monde qui me plaise, dit tout à coup Geneviève de son ton de blasée, c’est l’automobile.

Se soulevant sur son coude, elle ajouta, et son intonation violente contrastait avec ses attitudes languides :

— Oh ! s’en aller vite, vite, voler le long des routes, on s’imagine rattraper les jours qui s’en vont…

« Je verrai sa mère », pensait Germaine.

La porte s’ouvrit discrètement, un domestique annonça :

— On demande madame Guillaume Évoles.

Et comme Germaine ne répondait rien, Geneviève l’appela :

— Germaine ! une visite pour toi.

— Ah ! pardon, s’écria Germaine qui parut s’éveiller en sursaut.

Au salon l’attendaient un jeune homme et une jeune femme. Il y eut une exclamation de joie.

— Germaine !

— Annette !

— Germaine, c’est Arthur ; Arthur, c’est Germaine, ma seule amie.

Ils s’étaient assis tous trois près d’une fenêtre et leurs phrases incohérentes se croisaient.

— Annette m’a tellement parlé de vous, madame, qu’il me semble déjà vous connaître.

— Oh ! Germaine, combien tu es pâle encore !… Tu ne te fais donc pas de bien ? Tu penses à trop de choses…

— Parlez-moi de vous, répondait Germaine. Eh ! bien, à peine revenus de votre voyage de noce, vous repartez !

Ils avaient l’air de deux enfants : lui, si mince, avec sa barbe légère, ses yeux souriants ; Annette, transfigurée par une joie émanant d’elle comme une lumière. Germaine se rappelait l’atelier, leurs conversations anciennes et les yeux d’angoisse qui poursuivaient toujours une image douloureuse.

— Nous allons à bicyclette en Écosse, par petites journées et nous comptons faire des études tout le long du chemin. Oh ! c’est merveilleux, cette façon de voyager ! s’écria Annette, soulevée d’enthousiasme.

— Germaine, Arthur veut me montrer toute la beauté du monde ! Il dit que l’artiste apporte aux hommes le message de la nature qui apaise et console.

— Moi aussi j’essayais de te parler de la beauté du monde, dit Germaine avec un peu de malice. Mais tu ne voulais pas m’entendre.

— Pauvre enfant, dit le jeune homme doucement, elle se laissait hypnotiser par les douleurs et n’en pouvait plus détourner les yeux.

— Ensuite, poursuivit Annette, nous irons en Irlande. Nous voulons prendre des croquis du pays, ces champs immenses, cette tristesse des champs de pommes de terre, pour nos grandes fresques, Les Affamés.

— Vous peignez ensemble, dit Germaine.

— Oh ! nous avons de beaux projets, reprit Annette. Nous décorerons notre maison. Une petite maison, en dehors de Londres, avec un jardin. Tu viendras la voir, Germaine ! Et, tu ne sais pas ? ajouta plus bas la jeune femme. Nous avons deux chambres pour loger nos modèles trop malheureux. C’est une idée d’Arthur.

Elle tourna vers son mari ses yeux humides.

— Une idée de nous deux, répliqua le peintre.

— Toute seule, je ne réussissais qu’à faire du mal, murmura Annette. Nos amis se moquent de nous… Mais que nous importe ! Nous sommes plus libres que les riches et que tous ceux qui intriguent pour arriver…

— Ah ! oui, que vous importe ! murmura Germaine, qui rêvait en contemplant les deux jeunes gens.

Arthur haussait les épaules en riant. Annette ajouta d’un air de mystère :

— Je n’aurais pas cru que c’était si bon de travailler à deux et de donner ensemble…

Elle s’interrompit, sentant que Germaine devait souffrir. Et lui ant le bras autour du cou, Annette reprit gentiment :

— Mais nous ne serons tout à fait heureux que lorsque tu viendras dans notre atelier, n’est-ce pas Arthur ?

Germaine souriait. Elle était surtout frappée de les voir si confiants, si étrangers, vis-à-vis de leurs confrères, aux jalousies de métier. Elle songeait :

« Lorsque le grand amour des autres tressaille dans une âme, il l’élève et la purifie de toute mesquinerie… »

Au tournant de l’avenue les deux bicyclettes avaient disparu. Germaine marchait sous les arbres, la tête baissée.

— Donner ensemble… Ah ! Guillaume, nous aussi, nous aurions pu posséder ce bonheur si complet… ce bonheur divin !…

VI l4r

La terre, dépouillée de ses blés, laissait voir son grand corps nu, où les socs des charrues traçaient des veines profondes. Elle ondulait en vagues pesantes et mornes, harmonisant ses courbes, ses renflements, ses dépressions, et faisant succéder à l’or des chaumes les bruns tristes des champs retournés.

Germaine sortit dans l’après-midi. Elle avait soif de solitude. Le é continuellement la fascinait. Elle revoyait son œuvre de Drury Lane emportée par la première tourmente. Et Willy lui apparaissait comme une petite victime, offerte en vain.

Des rayons rasant les mottes ruisselaient en longues traînées de sang. Les meules au loin dressaient leurs silhouettes triangulaires, semblables à une flottille qui fait voile vers le large. Des paysans se courbaient. Un attelage a. Germaine prit un sentier qui coupait à travers les champs. Les ombres des peupliers, suivant le dessin des sillons, s’allongeaient à ses pieds, bleues et démesurées. Le ciel flamboyait. Une gloire baignait le vaste paysage. Déjà l’après-midi menaçait de finir.

Germaine frissonnait. À travers sa propre angoisse, elle entendait encore la campagne autour d’elle crier le labeur sans espoir, l’effort et l’écrasement des êtres. Les vagues de terre lui apparurent comme des sanglots pétrifiés, les sanglots de quelque poitrine géante, bouleversée par une surhumaine douleur.

Un pas rapide retentit dans le sentier.

Elle se retourna. Et Duncan Lawrence lui fit un grand salut.

Il était venu la veille à Bromley House. Germaine lui dit amicalement :

— Voulez-vous que nous fassions route ensemble, M. Lawrence ?

Ils parlèrent de la campagne autour d’eux.

— Ce paysage est las, commença Germaine, il souffre… La lutte est trop dure contre la terre si lente à produire…

Duncan dit la pauvreté des paysans, leur peine à vivre et la difficulté qu’il endurait à éveiller en eux des besoins spirituels.

— Mais vous connaissez ces difficultés-là, madame, ajouta-t-il.

— Je n’ai jamais parlé de religion. Et néanmoins vous dites vrai, continua Germaine plus lentement, comme saisie d’une vérité nouvelle.

— J’ai essayé de révéler les joies de l’amour…

Et elle ajouta :

— Réussissez-vous ?

Il soupira :

— C’est long…

Duncan reprit :

— Vous révélez l’amour supérieur, madame. Mais il n’est point aisé, n’est-ce pas, d’obtenir la confiance des âmes. Pour nous qui parlons du Christ, nous trouvons une aspiration, un sentiment commun et les consciences plus volontiers s’ouvrent et se livrent.

— Peut-être, dit Germaine. Mais celles qui ne croient pas se dérobent et vous ne pouvez plus les atteindre.

Ils marchèrent quelque temps en silence.

Germaine regardait les nuages violets qui semblaient étouffer le soleil.

— Je vous avoue, monsieur, que beaucoup de gens religieux m’ont souvent étonnée, dit tout à coup Germaine en tournant vers son interlocuteur son regard de franchise. Ils se disent chrétiens et ils vivent heureux et tranquilles, retirés dans leurs croyances comme dans un couvent. Leurs dogmes, qu’ils veulent imposer, leur cachent l’existence. Ils se satisfont avec la lettre du commandement, et ils n’ont ni bienveillance ni générosité. Ils jugent et condamnent. Ils se murent dans leur paix et leur joie chrétiennes. D’autres se servent de leur vertu comme d’un tremplin pour se glisser dans la faveur des puissants. J’en connais même, ajouta Germaine d’une voix tremblante, qui, avec des paroles pieuses, excusent leurs lâchetés. Et tous sont les esclaves des conventions, des préjugés et des routines. Eux qui devraient protester sans perdre haleine, ils acceptent toutes les injustices, toutes les infamies modernes. Ils les respectent. Ils en vivent. Ils les défendent. Ils les consacrent. Et ils attendent, en se félicitant, leur récompense future.

Elle se tut. À sa grande surprise, Duncan répondit :

— Je suis d’accord avec vous, madame. Suivre le Christ, à l’heure actuelle, c’est vivre à l’encontre de la société qui se prétend chrétienne.

Ils s’arrêtèrent l’un devant l’autre. Leurs chemins bifurquaient.

Le soleil, dégagé des nuées, avait sombré dans une mer de pourpre. Les arbres bleuirent aux creux des prairies. Les terrains s’enveloppaient de mystère. Peu à peu tous les détails du vaste paysage se confondaient.

Duncan Lawrence reprit :

— C’est bien dur, savez-vous, madame, de vivre à l’encontre de la société qui nous accable de pierres, et les gens religieux dont vous parliez frappent le plus fort.

— Je sais que c’est dur, dit pensivement Germaine, je connais cette solitude…

Elle songea aux jeunes officiers de l’Armée du Salut, abandonnés dans les pires quartiers de Londres, et que soutenait leur discipline de prières et de cantiques, entre les luttes terribles.

— Si seuls que vous vous sentiez, vous autres, disciples du Christ, dit-elle, vous ignorez la solitude de ceux-là qui s’en vont dans la bataille sans drapeaux, sans mot d’ordre, ni discipline, ni chefs, simplement pour satisfaire leur soif de justice.

Peu de jours après, Germaine se rendit au presbytère.

Elle traversa les champs, gagna le village, s’arrêta devant une maison basse, en briques, à demi recouverte de lierre et de vigne vierge dont les guirlandes s’enroulaient au portail et retombaient, échevelées.

Mme Lawrence reçut Germaine dans son petit salon aux meubles en bois de sapin, presqu’une chambre de paysan. Très intimidée, un peu honteuse, elle appela ses deux petits garçons. Germaine les attira près d’elle. Le plus jeune paraissait avoir l’âge de Willy et ses cheveux étaient tout frisés.

Les deux femmes causaient. Mme Lawrence racontait les innovations qu’ils essayaient, ces choses qui les faisaient bafouer par leur milieu social. Son mari désirait un intérieur tout simple, pareil à ceux de ses paroissiens. Elle n’était pas habituée à cela… Et puis il n’aimait pas les sermons à l’église où les gens viennent si peu. Il organisait le soir des réunions chez les paysans. Souvent il parlait dans la salle d’école. Et il souhaitait le jour où ses auditeurs regarderaient l’église un peu comme une grande école où ceux-là aussi qui ne prient pas aimeraient aller s’instruire ensemble. Et surtout Duncan cherchait à se faire leur égal, leur ami. Souvent il mangeait avec eux, il les invitait à sa table… Naturellement on trouvait cela très drôle dans leur monde… Il cherchait à les aider et il souffrait de leurs chagrins…

Mme Lawrence semblait un peu réciter une leçon qu’elle ne comprenait pas encore tout entière. Et parfois un regret naïf lui échappait de la vie plus facile des gens qui ne se singularisent pas.

Duncan venait d’entrer. Il remercia Germaine d’être venue. Et il reprit les dernières paroles de sa femme.

— N’est-ce point le suprême commandement ? Portez les fardeaux les uns des autres. La souf surhumaine qui tortura le Christ, ce ne fut pas la croix, ce fut la souf de tous ces cœurs d’hommes dans lesquels il vivait…

La salle à manger était plus exiguë encore que le salon ; ils s’assirent autour de la table servie et Mme Lawrence versait à chacun son bol de thé.

La conversation demeurait grave par respect pour le grand deuil de la visiteuse. On parla des questions actuelles. Germaine s’apercevait que ce jeune pasteur, perdu dans un village en rase campagne, semblait encore plus affranchi qu’elle-même.

Ce devoir social des femmes que Germaine, à présent, énonçait avec un frisson en se demandant si elle ne se trompait pas, si son jugement et son sens moral n’étaient point abusés, Duncan l’affirmait avec une assurance tranquille émanant d’une inébranlable conviction.

Germaine ressentait dans cette atmosphère elle ne savait quel apaisement. La vie lui apparaissait plus lumineuse et d’une simplicité qui l’étonnait.

Cependant Mme Lawrence, la voyant caresser si tristement la chevelure d’un des petits garçons, lui dit d’une voix un peu timide :

— Vous devriez vous convertir, madame, c’est la seule chose qui vous consolerait.

Mais Duncan s’interposa :

— Madame est chrétienne, dit-il, et depuis plus longtemps que nous, Claire. C’est la poursuite de la vérité qui nous affranchit des hommes, que nous appelions cette vérité Christ, ou l’amour ou la justice ou tel autre nom que vous voudrez. Madame s’est affranchie et elle portait la souf des autres dans un temps où nous vivions tranquilles et esclaves. Les formules consacrées appellent ce sentiment-là trouver le Christ. Madame l’a trouvé bien longtemps avant nous.

Lorsque Germaine sortit, le soleil était couché. La fuite des arbres, les meules sculpturales et la ligne superbe de la terre s’enlevaient, de plus en plus obscures, sur l’horizon où les ors et les roses doucement se mouraient. Germaine sentait se calmer son irritabilité douloureuse et son amertume. Elle évoquait la sécurité de Duncan. Il n’éprouvait pas les luttes qui l’avaient déchirée. La vie qu’elle rêvait se déroulait tout unie devant lui, comme la seule existence normale et bonne.

Elle s’aperçut que le Christ n’était plus pour elle un être hostile qu’elle rendait responsable de toutes les hypocrisies…

« Il incarne cette soif de justice qui est mon tourment et ma vie », pensa-t-elle.

Germaine rêvait, les yeux fixés sur le sentier. Les herbes frôlaient sa robe comme des caresses qui voulaient la retenir.

Une prairie en bas-fond, où les peupliers dressaient de hautes ombres, descendait vers un marécage. Les roseaux flétris l’entouraient d’une guirlande brune. L’eau violette reflétait les dernières lueurs du ciel : telles de pâles flammes mouvantes.

Germaine s’arrêta, subjuguée par sa pensée. Tant de soi-disant chrétiens finissent par vous dégoûter de la religion avec les paroles mêmes de l’Évangile, qu’ils comprennent et qu’ils appliquent d’une façon si étroite… qu’ils défigurent… Et tout leur langage dévot… Être d’accord avec eux semble impossible.

Et tout à coup Germaine sentit que ces formules consacrées sont des expressions très naïves d’une vérité supérieure, vaste, éternelle.

Les gens qui, dès son adolescence, l’avaient rebutée, en comprenaient une étroite parcelle. Et pourtant c’était une parcelle de vérité.

Mais ils l’accaparent, lui gardant les habits de routine, adaptés à leur usage et tels qu’ils les ont reçus de leurs devanciers.

Souvent ils n’aperçoivent que l’extérieur de cette vérité. Néanmoins ils se l’approprient et la commentent avec assurance, parce que son sens, profond comme le monde, leur échappe.

Elle leva les yeux, elle vit des ombres se mouvoir dans les ténèbres des champs. Une silhouette d’attelage se profila, noire, sur l’horizon.

… Et avec leur conviction toute faite, avec leur lettre rigide, ils vous écrasent, vous qui cherchez la vérité à genoux, en tremblant, et qui la voulez libérée de ses vêtements d’habitude et qui rêvez d’en faire le pain de votre vie.

Elle reprit sa route, sentant d’une façon inconsciente la nuit l’envelopper, la perdre au sein de cette terre assombrie, sous le firmament clair.

… À la manière des enfants qui disent : Dieu est au ciel. Mais vous qui sentez Dieu tressaillir dans votre âme, vous souriez de leur naïveté.

Alors éclata en Germaine la certitude magnifique et joyeuse que son é était d’accord avec l’expérience du Christ. Ces hautes étapes de la vie spirituelle qu’elle avait franchies si douloureusement, à travers tant de luttes et d’amertumes et d’angoisses, dans la lente progression du don de sa vie, elle les retrouvait, exprimées par ces paroles si simples, destinées aux simples d’il y a deux mille ans, et pourtant obscures, et qui tout à coup s’illuminaient.

L’immense ciel des plaines semblait se pencher sur elle comme une coupe éclairée de tendresse ; Germaine, dans une minute d’adoration, sentit qu’elle participait à l’éternelle vérité.

VII l4a66

La veille de son départ, Germaine entraîna Geneviève à sortir encore une fois. Elles allèrent au-delà du parc où les champs commençaient.

Geneviève disait :

— Je sens en moi un être emprisonné comme au fond d’un puits et qui pleure toujours. Je ne sais pourquoi il pleure ; je ne sais s’il proteste, mécontent, ou s’il souffre de n’être pas assez aimé, ou de comprendre mal, ou de faire pleurer les autres. Mais il sanglote continuellement, le jour, la nuit, il sanglote.

Germaine parlait de François, des deux fillettes, et sa voix sérieuse devenait maternelle ; elle répétait :

— Et vous, pourtant, vous êtes heureuse…

— Heureuse, interrompit Geneviève, heureuse en face de ce mystère, de cette épouvante, avec tout autour de soi, la perspective implacable : François, les enfants… Souvent leurs figures m’apparaissent… mortes.

— Il faut lutter contre ces visions-là, murmura Germaine.

— La moindre chose qui finit me fait endurer toutes les angoisses. La mort d’un animal me cause un choc… J’éprouve la sensation d’une main qui me frapperait sur l’épaule. Le rêve d’une vie éternelle est trop vague : il ne peut suffire, il ne peut apaiser.

— Mais il nous est donné d’imprégner nos vies d’un peu d’éternité, dit Germaine.

Il y eut un silence. Le soleil, à l’horizon, baignait les jeunes femmes d’une ondée de lumière rouge.

— J’ai peur de moi, dit Geneviève.

Elle hésitait, cherchant les mots qui exprimeraient son mal confus.

— Il y a dans mon cerveau des continents noirs, submergés de nuit, et je n’ose pas les interroger.

S’interrompant, elle redit :

— Heureuse ! Comment voulez-vous qu’on soit heureux au milieu de cette anxiété de vivre…

Germaine repartit :

— Pour vous, le bonheur, c’est oublier la vie, Geneviève ; mais il faudrait l’accepter.

Les deux jeunes femmes avaient gagné une éminence. La terre ouverte saignait dans les longs rayons obliques ; son odeur pénétrante s’exhalait. Au fond d’une dépression proche, le revers des mottes s’éclairait : on distinguait une teinte verte, un vert cru, jeune, de végétation nouvelle.

Geneviève s’était tournée vers sa belle-sœur. Elle demanda âprement :

— Et vous, l’acceptez-vous ?

Les yeux de Germaine erraient au loin, le long des brumes où le soleil plongeait.

Elle murmura :

— J’essaie.

Le lendemain, François reconduisit Germaine à la petite gare de campagne ; ils étaient seuls dans le dog-cart. François la remerciait d’être venue ; Germaine se sentait émue de le quitter.

Il lui rappelait Guillaume. Les deux frères avaient le même sourire. Mais François était plus doux, plus féminin.

— Ainsi vous rentrez à Londres ? demanda-t-il.

— Non, je erai encore un ou deux jours près de Weybridge. Dès que les pluies viendront, l’hiver commencera.

François n’insista point, comprenant son goût de solitude.

Ce fut au moment d’atteindre la station qu’il se décida tout à coup à parler de Geneviève.

— Avez-vous obtenu quelque chose, Germaine ? demanda-t-il brusquement.

Elle sourit.

— Il faudrait la distraire d’elle-même, François. Voyez-vous, le bonheur égoïste ne suffit plus le jour où l’on commence à penser. Geneviève pense trop ; son idée fixe la quitterait si vous pouviez l’intéresser à d’autres soufs.

Ils étaient descendus sur la voie ferrée. Déjà, par-dessus les arbres dorés, on apercevait une fumée qui se rapprochait.

Germaine prit les mains de François et acheva en souriant, tandis que des larmes coulaient de ses yeux :

— C’est l’ordonnance du docteur Germaine.

VIII 1r619

Germaine, dans la forêt de Weybridge, songeait à Guillaume. Les hêtres autour d’elle dressaient leurs troncs, comme des colonnes ; un reste de feuillage les drapait d’écarlate. Sous les fourrés, les feuilles tombées étalaient des nappes de lumière.

Elle avait de Guillaume une lettre différente, une lettre d’amour. Au mois de mars, il espérait revenir, et il l’emmènerait : ils iraient goûter le printemps dans des pays de soleil. Le souvenir des années mauvaises s’enfuirait.

Il semblait à Germaine que sa vie conjugale disparaissait de sa mémoire. Elle se retrouva, jeune fille, dans les bois de Tilbury ; Guillaume, radieux, lui cueillait des aubépines. Et elle rêvait de trouver en lui l’ami qui la comprendrait toujours.

Accablée de solitude, Germaine appelait Guillaume ardemment. Il panserait de sa tendresse le pauvre cœur meurtri. Elle oublierait ; elle s’endormirait enfin…

Oui, mais le cri de souf autour d’elle ne la laisserait pas dormir. Et la lutte recommencerait.

Et ce serait de nouveau l’union incomplète, les malentendus et les douleurs mauvaises, ces douleurs qui usent l’âme. Son chemin l’éloignait de Guillaume…

Germaine se laissa tomber sur le sol et pleura. Sa robe faisait une tache de deuil dans la splendeur des ors. Elle sanglotait, brisée, pitoyable, les bras étendus.

Lorsqu’elle se releva, le bois rayonnait dans la magnificence rouge du soleil couchant. L’humidité saisit Germaine. Elle se mit à marcher.

Germaine sentit qu’elle emportait la vérité si durement conquise, et qu’il fallait s’abandonner, confiante, à cette vérité.

Une quinzaine de jours plus tard, Germaine descendait du train à Windsor, par une grise journée de décembre.

Elle avait besoin d’espace pour réfléchir.

La situation de médecin dans un petit hôpital d’enfants à Bermondsey lui était offerte. Après trois mois d’épreuve, elle pourrait signer l’engagement.

La veille, Germaine avait visité l’hôpital.

Lorsqu’elle aperçut la longue salle, les files de têtes souffrantes, l’évocation de Willy, trop intense, la poignit. Puis elle s’approcha des enfants, s’intéressa, prit dans les siennes les petites mains brûlantes, essaya de faire sourire les petites lèvres.

Et soudain, elle sentit moins douloureuse la plaie de son cœur maternel.

Germaine accepterait l’essai de trois mois.

Cependant la pensée de Drury Lane pleurait toujours dans sa mémoire. Elle rêva d’édifier, plus tard, au milieu des bouges, un vaste asile de nuit, une maison chaude et claire. Annette et Arthur peindraient de grandes fresques. Elle accueillerait tous ceux qui frapperaient. Et elle essaierait de rendre aux malheureux le goût et l’énergie de vivre.

Germaine gagna les bords de la rivière.

La Tamise débordée s’élargissait en lac, reflétant les nuages. Des saules se penchaient. Une fuite de bouleaux, comme des traits de lumière, prolongeaient leurs troncs dans l’eau immobile. Au milieu de la terre noire, si triste, on eût dit qu’un peu de ciel resplendissait.

Germaine suivit un chemin assombri par des arbres et parvint à l’église du vieux Windsor qui se dérobe sous les cyprès.

Elle entra.

L’église était parfumée, fleurie de chrysanthèmes et si obscure qu’on distinguait à peine, le long des parois, les fleurs mystiques et les arabesques.

Germaine s’adossa contre un banc sculpté et songea :

« Leur Christ me dirait : Prends courage… »

Le train descendait de Black Town après le coucher du soleil.

Germaine, assise près de la portière, regardait l’océan de toits d’où montaient à l’infini des brumes et des fumées. On eût dit l’effort, la souf de ce monde de misères, l’exhalaison de toutes ses douleurs, qui l’entouraient d’un halo lugubre et lui voilaient le ciel.

Germaine emportait avec elle l’allégresse de miss Loughton, le réconfort de sa voix.

Elle abaissa la vitre et se pencha au dehors.

Le ciel souriait et semblait s’incliner vers l’East End avec tendresse, l’appelant, l’enveloppant d’une poussière d’or qui pénétrait un peu sa lourde respiration de misère et de crime.

Mais ils n’entendent pas cet appel, ceux qui se tourmentent là-bas sous les brouillards et poursuivent leur lutte dans la nuit.

— Oh ! murmura Germaine, contemplant l’immensité bleue de la ville sombrant au milieu des ténèbres, illuminer cette nuit !

IX 5z5652

Germaine était très pâle et son cœur battait lorsqu’elle entra dans son petit salon où l’attendait Guillaume.

Il se leva et, tous deux, l’un devant l’autre, demeurèrent tremblants d’émotion. Pendant les premières minutes, ils ne se dirent que de pauvres choses incohérentes.

— Germaine… je te l’ai écrit… je dois repartir pour Édimbourg ce soir, je serai absent encore un mois, je pense. Mais j’ai voulu te voir en ant à Londres.

Ils s’assirent au coin du feu.

Les roses des tentures les enveloppaient comme jadis de leurs enlacements symboliques. Guillaume se sentit la gorge serrée en apercevant, dans un petit vase danois qu’il avait donné à sa fiancée, de pâles primevères épanouissant frileusement leurs pétales.

Il commença enfin :

— Germaine, si tu savais combien ce temps m’a semblé long… J’ai faim et soif de toi, Germaine…

Elle leva sur lui ses yeux pleins de tristesse :

— À moi aussi, ce temps a semblé long, murmura-t-elle.

Alors il reprit :

— Germaine, tu as réfléchi, n’est-ce pas, tu veux bien… tu veux oublier toutes ces misérables choses qui nous ont séparés… et tu veux être toute à moi, désormais ?

Longtemps il parla. Il s’excitait, lui prenait les mains, suppliant, et il lui offrit de prendre un congé, de voyager avec elle pendant six mois, un an, ce qu’elle voudrait.

Puis il s’arrêta et attendit.

Sur les joues blanches de Germaine roulaient des larmes lentes.

— Tu voudrais donc emmener une femme qui souffrirait et ne te rendrait pas heureux, Guillaume ?

Stupéfait, il la regarda. Tout à l’heure il s’était cru certain qu’elle accepterait.

Elle continua :

— Je me rappelle une pauvre paysanne écossaise à qui son mari voulait faire abandonner sa religion. Elle me disait : « N’est-ce pas, madame, quand une fois on a vu la vérité, on ne peut pas revenir en arrière ?… »

Elle s’arrêta et reprit :

— Non, on ne peut pas.

Guillaume voulut discuter, lui prouver que tous ses efforts étaient vains, alors à quoi bon sacrifier leur vie, à quoi bon le sacrifier, lui qui l’aimait. Peut-être avait-elle une autre raison profonde… elle ne l’aimait plus.

— Oh ! s’écria Germaine, la voix tremblante de larmes qu’elle s’efforçait de contenir. Moi aussi je t’ai appelé dans ma solitude… J’espérais tant trouver en toi l’ami auquel on peut tout dire, avec lequel on aime, on souffre, on travaille. Mais je t’attends… un jour tu viendras, j’en ai la certitude, Guillaume.

Et elle ajouta à demi-voix :

— Tu viendras…

Guillaume s’était levé. Il dit violemment :

— Alors quoi ! Tu vas recommencer. Tu vas retourner à Drury Lane faire ces visites folles… et moi je vais repartir.

— Non, dit Germaine, je n’irai plus à Drury Lane, c’était une tentative presque impossible. Tu avais raison, Guillaume. Mais on me propose un travail plus aisé, la place de médecin dans un hôpital d’enfants. Je dois y er tous les après-midi deux ou trois heures. J’ai fait un essai, ces derniers mois. D’ailleurs, je te l’ai écrit…

Et elle continua très bas, d’une voix étouffée d’émotion :

— C’est seulement lorsque je m’occupe de ces pauvres petits que je puis er la perte de notre Willy…

L’émotion avait gagné Guillaume.

Il balbutia :

— Eh bien, viens, peu importe, essayons encore. Je ne t’empêcherai pas d’aller voir ces enfants. J’essaierai de n’y pas penser…

— Ah ! s’écria Germaine, recommencer cette vie de sourdes rancunes, ce malentendu profond qui va s’élargissant, et cette souf, que je sens en toi, de toute une part de ma vie… après avoir rêvé l’union complète et indissoluble, l’union de deux êtres qui travaillent ensemble ! Oh ! le fardeau qu’on porte à deux, l’existence véritablement partagée, qu’elle doit être douce… Et le souci des autres élèverait, éterniserait notre amour… Mais vivre avec toi, et pourtant si loin de toi, Guillaume, mieux vaut encore souffrir dans la solitude, dût le cœur saigner, dût-on ne plus connaître la joie…

Germaine parlait avec une ferveur ionnée.

Il y eut un silence.

Guillaume sentit entre eux er la vérité. Invisible, muette, elle s’affirmait, la toute puissante, l’éternelle à qui sont dus les sacrifices, les larmes, les vies humaines.

Debout devant sa femme, il demeurait immobile, il la regardait.

Il lui saisit la main.

— Germaine…

Il se tut de nouveau.

Dans le petit salon où la nuit tombante effaçait les roses, s’épandit le silence solennel des minutes de vie intense où les âmes se débattent.

— Comment serions-nous un par l’effort et le travail ? demanda Guillaume. Comment donc pourrais-je travailler avec toi ?

— Oh ! répondit-elle, je connais tant de misérables qu’on épouvante avec des lois qu’ils ignorent. Combien les aiderait un avocat qui s’approcherait d’eux pour les comprendre et les aimer ! Et quel intérêt poignant, Guillaume, que d’injustices à réparer, si l’on voulait se servir de la loi, non pour écraser, mais pour défendre ?

Il sourit à son enthousiasme.

Elle continua, et chaque mot effleurait Guillaume comme une caresse :

— Si tu savais combien j’aurais besoin de toi, quel appui ce doit être de se sentir deux au cours de cette lutte si dure contre un milieu, contre l’opinion, dans cette rencontre de chaque jour avec les indicibles soufs…

Tous deux rêvaient au coin du feu.

Ils avaient l’intuition obscure que le moment n’était pas venu encore ; il fallait le gagner par une plus longue attente. Guillaume devait livrer sa bataille dans la solitude.

Germaine dit doucement :

— Plus tard…

Elle reprit :

— Je ne puis plus er cette maison, où tout me rappelle… où nous avons perdu Willy… J’irai habiter l’hôpital d’enfants pendant quelques semaines… quelques mois, en attendant…

Elle s’interrompit, le regarda et sourit.

Et il lut dans les yeux de sa femme l’indomptable confiance.

— On pourra te faire des visites dans cet hôpital ? demanda-t-il. Il faut que deux amis apprennent à se connaître.

— Et plus tard, Guillaume… oh ! je vois un appartement plus simple…

La nuit était venue. Ils causaient toujours au coin du feu. Et quand il se leva pour partir, Germaine le retint un instant et murmura :

— Au revoir ! mon bien-aimé…

Ce livre numérique 29a53

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en juin 2025.

 

– Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isa, Lise-Marie, Alain, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Roger, N. (pseudonyme de Dufour, H.) (1904). Docteur Germaine : Payot. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page est extraite du tableau Hauts fourneaux à Charleroi (1896) du peintre français Maximilien Luce (1885-1941), conservé au musée des beaux-arts de Charleroi.

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